La cour des miracles
« Ici, j’ai vécu durant quatre ans. Un grand terrain privé, alimenté par un seul robinet d’eau, était loué en parcelles avec l’électricité pour les personnes qui la désiraient. Le patron, surnommé, ‘l’Auvergnat’, faisait la loi. Il était avare. Tous les jours, il contrôlait son compteur électrique ; si la roue marquant la consommation tournait trop vite (à son avis !), il coupait un à un, et sans prévenir, les fils électriques qui alimentaient nos misérables baraques. A nous de les rafistoler… cela se produisait tous les mois, surtout en hiver ! Combien de fois, le soir, nous mangions à la lumière d’une bougie. Une société cosmopolite s’était constituée dans cette sorte de grande cour où étaient entassés : Gitans, Algériens, Portugais, Polonais, Français, chiens, chats et rats. J’ai peint ce tableau à travers la fenêtre de mon autobus hors d’usage, qui me servait d’appartement et d’atelier. » (p. 100)
Le bidonville enneigé
« L’hiver était dur et froid. Les points d’eau étaient gelés. Un seul robinet, entouré de paille, fonctionnait encore. Pour y parvenir, ils devaient emprunter un chemin long et glissant qui s’avérait très dangereux lors du retour avec des sceaux en plastique remplis d’eau. Péniblement, de mes doigts raides, je maniais mon crayon pour faire des esquisses. A cette époque, je peignais uniquement d’après croquis. Dans les baraquements misérables, les poêles rouillés ronflaient, débordant de boulets de la plus médiocre qualité, et pendant la journée, une fumée jaunâtre planait au dessus des taudis. De temps en temps, un Algérien qui passait me regardait avec méfiance. » (p. 103)
Observations :
Arrivé à Paris en 1955 et ne se reconnaissant pas dans la peinture de l’Ecole de Paris (Manessier, Bissière, Soulages, Poliakoff, Vieira da Silva), c’est en pleine banlieue que le peintre bâlois Jürg Kreienbühl trouve matière à peindre. Colombes, Argenteuil, Sartrouville, Gennevilliers, Bezons, Carrières-sur-Seine et Nanterre – Kreienbühl peint là où se trouvent les bidonvilles qui entourent la capitale. Partageant le mode de vie de leurs habitants (le peintre habitera les bidonvilles de Bezons et de Carrières-sur-Seine), Kreienbühl peint les situations extrêmes de l’existence humaine. Prostituées, maquereaux, petits voleurs, cambrioleurs, gitans, étrangers sans portefeuille deviennent ses modèles, et ses amis. Jamais positionné en juge, Jürg Kreienbühl peint ce qu’il voit. Et ce qu’il voit, c’est la vie la plus élémentaire, loin de tout artifice. Avec Kreienbühl, les laissés pour compte de la ville retrouvent leur dignité. Un droit à la parole, à l’existence. La peinture de Jürg Kreienbühl opère comme le film de Dominique Dante ou comme la photographie de Cartier-Bresson et de Gérald Bloncourt : chacune de ses peintures est une histoire en soi. Et comme chaque tableau qu’il peint l’empêche d’en commencer un autre, sa peinture est évidemment aux antipodes des dizaines de clichés pris par les photographes de presse qui, au cours des années 60/70, dénoncent l’existence des bidonvilles aux portes de la capitale comme un fait-divers honteux, mais sans vraiment se préoccuper d’aller à la rencontre des habitants.
Depuis les longues années passées dans les bidonvilles de la région parisienne, Jürg Kreienbühl n’a jamais cessé de côtoyer les Portugais, qu’il connaît bien. Lors de l’importante exposition que lui consacra le Centre Culturel Suisse à Paris, en 2001, le peintre rappela qu’au moment de la destruction du bidonville de Carrières-sur-Seine (1977), majoritairement habité par des Portugais, il était intervenu à plusieurs reprises auprès des autorités françaises pour leur demander de laisser le bidonville aux Portugais, ‘qui en auraient fait un vrai village, comme ils savent le faire’, au lieu de les envoyer dans les cités de transit. Une demande forte d’autogestion à contre-courant de toute la politique d’Etat