Ceci est la version complète de l’intervention d’Albano Cordeiro à la journée de présentation du fonds d’archive créé par notre association à la BDIC, le 6 juin 2017.
Il se peut que le fait de se défaire de documents divers et variés que l’on a accumulé pendant sa vie active, provienne principalement du sentiment que leur mise au rebut constituerait une perte pour l’évolution des connaissances dans les domaines sur lesquels porte la documentation en question.
Dans mon cas, j’ai eu à constituer et ensuite à conserver une documentation extrêmement variée dans différents domaines. Cette réalité résulte, d’une part de ma trajectoire au long de ma vie universitaire et militante, et, d’autre part, de mon itinérance par divers espaces géographiques.
La diversité de mes archives reflète le fait que j’ai vécu en quatre espaces géographiques et socio-culturels différents. Il s’agît du Mozambique, du Portugal, de l’Italie et de la France. A cette liste l’on pourrait encore ajouter le Luxembourg, où j’ai fait plusieurs séjours dont un de six mois, pour des raisons professionnelles. A cela il faut ajouter la documentation sur des thèmes concernant les migrations internationales, donc sur d’autres espaces
En ce qui concerne l’immigration portugaise en France, je me suis particulièrement orienté vers le mouvement associatif local portugais, le mouvement associatif de migrants le plus important que la France a connu. Dans ce cadre, je défends l’analyse de la dite « invisibilité des portugais » issue d’un comportement de discrétion généralisé dans le milieu portugais, interprété comme étant dû à une capacité d’intégration facile dans la société française. Cette « invisibilité » et cette « facilité d’intégration » contrastaient avec la « visibilité » des immigrants d’origine maghrébine en particulier. Il s’agît ici d’une visibilité issue d’une familiarité avec les institutions françaises (issus de pays anciennement colonisés par la France) et d’un contentieux historique pas complètement résorbé lié aux luttes pour les indépendances de ces pays.
Les longs séjours dans ces espaces ont laissé leur trace dans l’inventaire de la documentation déposée. Pour ce qui concerne le dépôt en cours dans la BDIC de Nanterre, il ne concerne que la France et en particulier l’immigration portugaise. Mais la documentation accumulée sur plus de 40 ans concerne le Mozambique, l’Italie, la France et le Luxembourg. La production écrite par moi-même et celle avec d’autres auteurs), articles et autres publications (y inclus des DVD), font également partie de la documentation.
Ceci indépendamment des documents et œuvres diverses relatives à des questions idéologiques, principalement sur le débat sur la démocratie, sujet toujours d’actualité et sur lequel j’ai travaillé longtemps (articles, dans une grande variété de revues et autres publications, ouvrages collectifs). De même avec le sujet de la « Nouvelle Citoyenneté » (basée sur la résidence, donc sur l’idée du «Vivre Ensemble»), développé en articles et ouvrages. Ajoutons le thème de la « citoyenneté collective », applicable aux acteurs collectifs des sociétés, et répondant aux exigences d’une démocratie participative, tandis que la « citoyenneté individuelle » est elle propre à la démocratie représentative.
En ce qui concerne les thèmes politiques, la documentation recueillie touchait une grande variété de sujets, seulement une petite partie fut sélectionnée pour la donation, entre autres pour des raisons de langue.
- QU’EST-CE QUE ME LIE AU MOZAMBIQUE ?
Je dis Mozambique -et particulièrement Maputo (ex-Lourenço Marques)- mais pourquoi?
Parce que ce fût là que j’ai ouvert les yeux sur le monde qui m’entourait, en sortant de l’enfance et c’est dans ce monde là, pendant l’adolescence, que je me suis construit. J’ai donc développé un sentiment d’appartenance au monde connu là-bas.
Pas facile dans une société coloniale. Multiples situations de peur, réelles ou supposées, structurent les individus.
Du fait de ma fréquentation de milieux de gens attachés à des idées de gauche, j’ai adhéré à l’idée d’indépendance politique du pays, issue logique pour sortir des peurs et construire un avenir pour tous. J’ai suivi les luttes qui allaient dans ce sens et qui se développaient alors dans les pays africains.
J’ai eu la chance de sortir exempté de l’examen d’entrée à l’armée. Cela s’est passé 4 ans avant le déclenchement de la guerre coloniale. Quittant le Mozambique pour faire des études universitaires au Portugal, je m’engage progressivement dans la lutte pour l’indépendance des colonies et je deviens responsable dans l’Association des Étudiants des Colonies Portugaises (C.E.I.), en tant que Secrétaire Général de la section de cette association à l’Université de Porto.
Avec d’autres militants pour l’indépendance des colonies, lorsque que la guerre coloniale est déclenchée en Angola (1961), je prends l’exile pour joindre les mouvements nationalistes des colonies portugaises et pour reproduire à l’extérieur l’Association des Étudiants des Colonies Portugaises. Celle-ci (UGEAN) est créée en 1961 à Rabat. Je ferais partie de la commission d’organisation du 2ème Congrès de l’UGEAN tenu à Rabat (1962).
Je suis revenu sur le terrain, au Mozambique bien d’années après, En 1994, j’ai été Observateur International, pour l’Union Européenne, aux premières élections présidentielles et législatives libres tenues au Mozambique. Pour la Ligue Mozambicaine des Droits Humains (LMDH), j’ai été encore Observateur aux élections de 1999 et 2009.
L’ITALIE
Comme d’autres étudiants des colonies portugaises exilés à Paris en 1961, j’ai obtenu via le Conseil Mondial des Eglises, et en particulier, la CIMADE, une bourse pour poursuivre les études à Rome.
Pendant le séjour à Rome (5 années), j’ai poursuivi mes contacts avec les étudiants des colonies portugaises, en tant que membre de l’UGEAN (voir ci-dessus). J’ai été amené à avoir des relations militantes avec le PCI (Parti Communiste Italien) dans le cadre de la mise en relation avec des leaders du mouvement nationaliste des colonies portugaises et en particulier du Mozambique.
J’ai participé aux mouvements étudiants, principalement à la grève de 1965 et celle de fin février 1967 (manifestation Valle Giulia, fac architecture de Rome).
J’ai cherché à suivre la production d’idées politiques dans les mouvements minoritaires de jeunes. J’ai ainsi suivi Lotta Continua e Potere Operaio. J’ai aussi eu des contacts, plus tard, des contacts sporadiques avec les Brigate Rosse. Ces mouvements je les ai suivis même après mon installation à Grenoble (fin 1966). Dans les premières années de l’installation à Grenoble, j’allais, de temps à autre, le week-end, à Turin pour suivre l’action militante de Lotta Continua particulièrement centrée sur des ouvriers de FIAT.
Dans les années 80, cette expérience me mène à établir des relations amicales avec Oreste Scalzone (leader étudiant italien très connu) qui se réfugie en France à cette époque.
FRANCE
Mes premiers travaux professionnels d’économiste sociologue ont porté sur les conditions de vie et de travail des travailleurs migrants algériens en France. J’approfondissais par ailleurs d’autres aspects touchant la diversité de la migration économique.
J’ai vécu pleinement les événements de 1968 à l’Université des Sciences Humaines de Grenoble, en m’associant avec le mouvement étudiant local émergeant suite aux grandes manifestations d’étudiants de Paris début Mai 68. Ce mouvement réussit à prendre le bureau de l’UNEF à une direction d’influence trotskyste. C’est le « Mouvement du 10 Mai » , connu comme les «Codacs » et qui a poursuivi son action militante sur une bonne partie de l’année 1969.
Bien qu’inséré -en tant que migrant moi-même- dans le mouvement associatif local et national portugais, je n’aborderais ce sujet comme thème de recherche que dans la période qui suit le coup d’état du 25 Avril 1974. Alors, spontanément et en quelques jours je produis un petit rapport sur le mouvement associatif local qui fût envoyé ensuite au Secrétaire d’État aux Communautés immigrées du gouvernement formé après le coup d’état.
Cette participation aux luttes d’étudiants et de soutien aux luttes ouvrières (présence dans les manifestations d’ouvriers grévistes de plus en plus isolés), a été probablement à l’origine d’un arrêté d’expulsion du territoire qui m’a été communiqué oralement par le directeur de mon institut de recherche. Quelques heures après cette annonce, je passais la frontière avec l’Italie, où je me suis réfugié pendant un mois. Le retour a pu néanmoins avoir lieu, l’arrêt d’expulsion n’ayant pas été mis à exécution.
Huit ans plus tard, ayant déposé une demande de naturalisation française, j’ai eu la surprise de recevoir un refus. J’ai fini par l’avoir, quelques années après. La gauche mitterrandienne avait accédé au pouvoir et j’ai mis au courant de ma demande le responsable de la Commission Immigration du PS, ainsi que le directeur du Fonds d’Action Social (FAS). Le Ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, m’a averti que ma demande serait examinée (dossier « naturalisation » dans les archives déposées).
Dans les années 80 – années pendant lesquelles le Portugal mène une politique plus ouverte envers les communautés émigrées – en France, avec un gouvernement dominé par le PS, le mouvement associatif local des Portugais se développe et prend des proportions nouvelles avec des échanges bien plus importants que dans la décennie précédente. Le SPAC (Service d’Aide aux Communautés), intégré dans les services consulaires, facilite le lien entre dirigeants associatifs actifs et dynamiques. Des groupes de jeunes, issus le plus souvent des groupes folkloriques crées dans les associations de leurs parents, créent des groupes musicaux ou/et de danse.
C’est dans ce contexte qu’est crée le CEDEP (Collectif d’études et de Dynamisation de l’Émigration Portugaise), en 1982. Le CEDEP a réuni des dirigeants associatifs, des chercheurs et animateurs d’associations et ONG françaises, y inclus la Pastorale des Migrants, et des membres du SPAC, à titre individuel. Le membre fondateur le plus engagé fut Manuel Dias, son premier président. José Vieira, après son engagement dans Convergence 84 Pour l’Égalité (1984), a été l’animateur du CEDEP préparant une exposition de photographies sur l’immigration portugaise (1985).
Une des raisons qui ont amené à la création du CEDEP fût la prise de conscience d’un certain isolement du mouvement associatif portugais en France. Cet isolement était partiellement dépassé dans le cas de dirigeants associatifs (peu nombreux) plus ou moins proches de certaines structures sociales (telles que des partis politiques, église catholique ou mouvements antifascistes radicaux). Le CEDEP a cherché des liens avec des structures officielles ayant trait à l’immigration (FAS en particulier), ainsi qu’aux structures militantes (fédérations associatives de migrants, ONG). C’est dans ce cadre que le CEDEP a participé activement au CAIF (Conseil des Associations Immigrés de France), particulièrement dynamisé par des associations maghrébines.
Les premières années 80 sont témoins de l’émergence d’actions culturelles publiques, plus ou moins visibles, portées par des portugais de France. Signalons le Collectif d’action culturelle « Centopeia », constitué de jeunes, qui prend l’initiative d’organiser et de participer à des expositions publiques, des débats, théâtre, cinéma, et autres actions culturelles militantes pour faire connaître leur communauté1.
Dans la suite de l’action de l’association de jeunes Cap Magellan émerge une Coordination des Collectivités Portugaises de France (CCPF), qui mènera diverses activités parmi lesquelles des Rencontres annuelles de Lusodescendants.
« Convergence 84 pour l’égalité », après la dite Marche des Beurs (1983), a été une initiative dans laquelle des jeunes portugais – alliés à des jeunes d’origine maghrébine, d’origine française et avec une fraction des marcheurs de l’année précédente – ont un rôle déterminant, en particulier dans l’organisation des trajets à mobylette qui devaient converger vers Paris. Hélas, les médias, en général, «n’ont pas vu» la participation portugaise, et la thématique de la valorisation de la diversité ethnique française a été abandonnée en cours de route. C’est l’antiracisme qui a été repris en changeant ainsi l’orientation générale prise au départ de la mobilisation.
Cette péripétie est venue renforcer l’analyse donnant aux immigrés portugais la qualité d’ »invisibles ». Cette «invisibilité» se présentait ici sur un aspect négatif : leurs initiatives au sein de la société française passaient inaperçues.
REFERENCES
– Blog : https://blogs-mediapart.fr/albano-cordeiro/blog
– bibliographie de Albano Cordeiro (in Cairn.info) :
– Une conception alternative de l’immigration en Europe
Dans Les Lois de l’inhospitalité (La Découverte, 1997)
Premières lignes https://www.cairn.info/biblio.php?id_numpublie=DEC_FASSI_1997_01&id_article=DEC_FASSI_1997_01_0235
Articles de revues
Les Portugais et les marches de 1983 et 1984Les dessous de la manipulation raciste de l’opinion publique distinguant des communautés “visibles” et “invisibles”
Dans Migrations Société 2015/3 (N° 159-160)
Premières lignes https://www.cairn.info/biblio.php?id_numpublie=MIGRA_159&id_article=MIGRA_159_0171
Vous avez dit « Démocratie réelle » ?
Dans Multitudes 2014/1 (n° 55)
Résumé Version HTML Version PDF https://www.cairn.info/biblio.php?id_numpublie=MULT_055&id_article=MULT_055_0203
Convergence 84 : retour sur un échec
Dans Plein droit 2005/2 (n° 65-66)
Résumé Version HTML Version PDF https://www.cairn.info/biblio.php?id_numpublie=PLD_065&id_article=PLD_065_0059
Le va-et-vient des Portugais en Europe
Dans Revue Projet 2002/4 (n° 272)
Résumé Version HTML Version PDF https://www.cairn.info/biblio.php?id_numpublie=PRO_272&id_article=PRO_272_0063
ouvrages collectifs
- CORDEIRO, (1997). “A communauté portugaise aujourd’hui”, communication inaugurale du
colloque “Portugais de France, citoyens de l’Europe: état des lieux et avenir” (3 avril 1993), in
“Actes des Assises de la Communauté Portugaise de France”, éd. ACAP.
- CORDEIRO, (1997). “Une conception alternative de l’immigration en Europe”, in D. FASSIN,
Alain MORICE et Catherine QUIMINAL, “Les lois de l’inhospitalité – les politiques de
l’immigration à l’épreuve des sans papiers”, La Découverte/essais, pp. 235/248.
- CORDEIRO, (1999). “Les Portugais, une population “invisible ?”, in “Immigration et intégration
– l’état des savoirs”, La Découverte/ Textes à l’appui, pp. 106/111.
articles de revues (avec comité de rédaction)
- CORDEIRO, (1997). Responsabilité de la préparation d’un numéro d’Hommes & Migrations sur l’immigration portugaise en France, n° 1210, novembre-décembre 1997.
- CORDEIRO, (1999). “Les apports de la communauté portugaise à la diversité ethno-culturelle
de la France”, in Hommes & Migrations, n° 1210, nov-déc. 1999, pp.5/17.
A. CORDEIRO et M. A. Hily (2000). « La fête des portugais : héritage et invention », in Revue
Européenne des Migrations Internationales, 2000 (16), pp. 59/76.
articles (revues diverses)
A . CORDEIRO, (1999). “Dans 10-15 ans – Que adviendra-t-il de l’identité des Portugais de
France?” in Latitudes, revue franco-portugaise, mai 1999.
A. CORDEIRO, (1999). “Le Portugal entre émigration et immigration – le Portugal et les défis d’une
société pluriculturelle ”, éditorial et coordination de numéro thématique de la revue Migrance,
édition Mémoire-Génériques n° 15, troisième trimestre 1999.
1 «Le Collectif Centopeia regroupe des jeunes issus de l’immigration portugaise. Notre démarche est de promouvoir de nouvelles pratiques culturelles, aider à naitre de nouvelles sources d’information, a fin que circulent et changent les idées ; notre but est d’influer sur la société française, pour que s’y affirment et s’y mélangent de manière toujours plus riche ses diverses composantes culturelles. Notre activité est «multimédia» (écrit, expression radiophonique, audio visuel, bande dessinée, etc.). » – extrait de la brochure « Thos : chuchotements dans l’arrière-cour », publication du Collectif Centopeia, 64 p., 1985.