Entretien avec Irène Dos Santos

Il n’y a pas une seule « portugalité », celle qui serait associée à la lusodescendance et renverrait à une assignation identitaire et sociale [entrevista a Irène dos Santos]

Doutorada em Antropologia pela EHESS-Paris, Irène dos Santos, após ter trabalhado na sua tese de doutoramento sobre migrações a partir do caso dos “lusodescendentes” em França, tem desenvolvido trabalho de investigação sobre os fluxos migratórios entre Portugal e Angola em contexto pós-colonial (CRIA-UNL). A entrevista foi concedida em francês no dia 28 de Fevereiro 2014.

Observatório da emigração (à frente OEm) – La première question que j´aimerais te poser c´est comment es-tu arrivée au thème des migrations et plus particulièrement à l´immigration portugaise ?

Irène dos Santos (à frente IS) – J’avais présenté un projet de recherche pour rentrer au Laboratoire d’anthropologie sociale de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), pour travailler sur la mémoire familiale… je ne me souviens plus exactement du projet, mais Françoise Zonabend qui est devenue ma directrice de thèse m’a conseillé de resserrer mon objet d’étude et c’est là que l’idée m’est venue de travailler sur la mémoire en contexte migratoire, à partir du cas de l’immigration portugaise en France. Je n’avais alors aucun contact sauf mon père, immigré portugais arrivé en 1968. Les quelques membres de ma famille eux-mêmes immigrés étaient repartis au Portugal et nous vivions éloignés des sociabilités communautaires, mon père ne m’avait pas transmis sa culture : je n’ai jamais parlé portugais avec lui.

OEm – Ton lien familial a joué sur ce choix ?

IS – Oui, mais j’ignorais quand j’ai débuté cette recherche à quel point j’entamais aussi un travail très personnel, entre ‘quête et enquête’ pour reprendre l’expression de Nicole Lapierre.

OEm – Tu peux me dire exactement en quoi consistait ton projet doctoral ?

IS – Mon projet portait sur la transmission intergénérationnelle au sein de familles ayant gardé des liens avec le Portugal et pratiquant annuellement le ‘va-et-vient’ entre lieu d’installation et village d’origine et sur les reconstructions identitaires et mémorielles des descendants. Une perspective de recherche qui s’inscrivait dans la continuité des travaux menés par l’équipe dirigée par Michel Oriol sur la double appartenance des enfants de migrants portugais, et sur les impacts que pouvait avoir l’adhésion du Portugal à la CEE sur les constructions identitaires ; une perspective prenant ses distances avec l’approche assimilationniste qui a longtemps dominé les travaux sur l’immigration en France. Dans le cadre de mon DEA [master], j’ai effectué un premier terrain au sein d’une association portugaise de la région parisienne. Il s’agissait d’une association de type traditionnel, composée de quelques familles qui constituaient unrancho folclórico participant tous les week-ends à des festivals de danse folklorique portugaise, un contexte fortement endogame, avec une faible mobilité sociale, la direction de l’association étant depuis des années dirigée par le même groupe de parenté…

OEm – Et puis j´imagine que ton sujet a beaucoup évolué… comment ? Vers quelle direction ?

IS – Lors de ce premier terrain une jeune femme, Suzana, avait retenu mon attention. C’était la fiancée du président de l’association, ouvrier dans le B.T.P. ; elle aspirait à autre chose, voulait poursuivre des études supérieures à Paris, semblait hésiter… Entre temps une collègue m’avait présenté à sa gardienne d’immeuble, une portugaise dont la fille faisait des études de littérature à la Sorbonne et était membre – je reprends ses mots – « de la plus grande association de lusodescendants » : l’association parisienne Cap Magellan, créée en 1991. Ce type d’association est assez différent de celui créé par la première génération. Il montre plusieurs choses : la mise à distance de la culture populaire parentale par des binationaux en position de mobilité sociale ascendante; le dépassement du stigmate de la migration à travers la construction d’une « identité portugaise » valorisante, fondée sur une culture portugaise moderne, urbaine et savante, et véhiculant une image nouvelle du pays d’origine; l’élargissement de l’échelle des appartenances, à la fois familiales et locales, nationales et diasporiques, voire transnationales et globales… J’ai commencé un terrain auprès de différentes associations franco-portugaises créées par des jeunes étudiants, mais aussi auprès de la Coordination des Collectivités Portugaises de France (un collectif national d’associations) qui organisait au début des années 2000 des activités spécifiquement destinées à la dite deuxième génération, dont les « rencontres européennes de lusodescendants ». Je me suis intéressée aux « rencontres mondiales de lusodescendants » que le secrétariat d’Etat aux Communautés portugaises a commencé à organiser, sur le même modèle et par la suite  à la politique diasporique menée par l’Etat portugais à destination des « lusodescendants ». Ce qui m’a conduit à travailler la question du « nationalisme à distance », celle du mythe du retour, mais aussi des pratiques concrètes de « retour » de certains jeunes au Portugal au début des années 2000 et la confrontation avec un pays idéalisé qu’ils ne connaissaient pas.

OEm – Peux-tu me parler un peu plus de cette catégorie de « Lusodescendants » ? Comment l´as-tu utilisée ? Avec quelles précautions ?

IS – Il y aurait beaucoup à dire ! Elle illustre toute la complexité à laquelle nous sommes confrontés pour trouver des catégories d’analyse pertinentes, or il se trouve que le terme est rarement questionné par les chercheurs. Au Groupe d’Anthropologie du Portugal (Maison des Sciences de l’Homme de Paris) nous y avons consacré un numéro de la revue en 2003. Je l’utilise comme une catégorie emic propre à la narrative diasporique de l’Etat Portugais des « liens du sang »: à cette échelle, il s’agit d’une catégorie ethnique primordiale et englobante, permettant de désigner l’ensemble des descendants d’émigrants portugais dans le monde, quel que soit le sentiment d’appartenance des individus. Pour une association comme Cap Magellan, la catégorie, utilisée à partir du milieu des années 1990, a constitué un « label » permettant de sortir de la catégorie stigmatisante des « jeunes d’origine portugaise », donc immigrés : il s’agissait d’une mise à distance de la condition (sociale) immigrée qui s’opérait avec l’investissement dans une origine ethnique devenue valorisante. Je pense quelle sera peu à peu substituée par la catégorie « lusophone », ce qui peut aussi révéler l’évolution vers un modèle diasporique non plus centré sur le pays d’origine, le Portugal, mais se référant au monde lusophone…

OEm – À la lecture de ta thèse j´ai pu remarquer qu´il y a plusieurs rapports à « l´origine portugaise ». As-tu développé une typologie, des types-idéaux de ces jeunes ?

IS – J’ai essayé d’ouvrir mon terrain à des individus qui n’étaient pas impliqués dans des associations portugaises et qui ne revendiquaient pas dans l’espace public leur « origine portugaise ». Ce type d’enquête auprès d’une population par définition « invisible » est plus difficile à mener. Je n’ai pas cherché à construire des types idéaux, mais voulu montrer qu’il y avait différentes manières de se vivre comme descendant de Portugais/Français d’origine portugaise/franco-portugais/lusodescendant, etc. Il n’y a pas une seule « portugalité », celle qui serait associée à la lusodescendance et renverrait à une assignation identitaire et sociale : être visible dans les sociétés d’installation en y défendant à travers une légitimité acquise par une mobilité sociale ascendante les intérêts du pays d’origine.

OEm – Pendant la préparation de ta thèse tu as animé des ateliers de documentaire avec des jeunes « lusodescendants ». Quel était l´objectif et quels en ont été les résultats ? Comme tu sais je n´oublie pas l´un de ces petits films que j´ai trouvé très beau sur le silence…

IS – Il s’agit d’un atelier cinéma développé avec le cinéaste Pierre Primetens dans le cadre d’un programme culturel mené par la région Ile-de-France sur les mémoires de l’immigration. L’atelier a duré presqu’un an, avec trois groupes composés d’une dizaine de jeunes et s’est déroulé à Paris, Champigny-sur-Marne et à Viana do Castelo. L’objectif était double: initier le jeune public à la réalisation d’un film, dans ce cas un autoportrait, et saisir au sein de familles franco-portugaises la manière dont l’histoire de la migration avait été transmise. Le film qui t’a particulièrement  touchée parle des ruptures familiales engendrées par la migration, de la non transmission d’une histoire difficile, mais aussi de l’acceptation de cette absence de transmission. En tant qu’anthropologue, la grande surprise a été de voir à quel point la caméra constituait un outil permettant d’entrer dans l’intimité des individus et des familles : après quelques réticences, les parents se dévoilaient facilement, les familles rejouaient les conflits générationnels, nous avons pu aussi accéder aux espaces habités, même ceux exigus comme les loges de concierge, ce qui avait été compliqué durant mon terrain.

OEm – Aujourd´hui tu as changé de sujet de recherche… Tu travailles sur la mobilité entre le Portugal et l´Angola sous l´angle des migrations internationales. Peux-tu nous raconter un peu comment tu y es arrivée ?

IS – Ce projet de recherche est né de discussions avec des collègues français qui travaillent sur « l’immigration postcoloniale » en France et la question de la « mémoire coloniale ». Quand j’ai écrit mon projet de recherche postdoctoral, au cours l’été 2010, les flux migratoires entre le Portugal et l’Angola s’étaient accélérés depuis presqu’une dizaine d’années suite à la fin de la guerre civile, mais s’étaient réellement intensifiés et diversifiés de manière plus récente. Dans cette situation singulière de renversement des rapports Nord-Sud, il m’a semblé intéressant d’essayer de comprendre ce qui pouvait motiver les Portugais à émigrer en Angola et d’interroger l’idée même d’héritage colonial.

OEm – Dans quel cadre s’inscrit cette recherche et où en es-tu en termes de résultats ?

IS – Il s’agit d’une recherche financée par la Fundação para a Ciência e a Tecnologia que je mène en tant que chercheur associé au Centro em Rede de Investigação em Antropologia (CRIA) de l’Universidade Nova de Lisboa. J’ai travaillé sur plusieurs types de populations : en réalisant au Portugal des entretiens auprès de « Retornados » et en participant aux rencontres annuelles qu’ils organisent pour revivre et se remémorer l »expérience africaine’, certains d’entre eux ou leurs enfants circulent depuis les années 2000 entre le Portugal et l’Angola dans le cadre d’activités économiques transnationales; en réalisant une enquête de terrain à Luanda auprès de jeunes « émigrants » et « expatriés » portugais et luso-angolais.

OEm – Te situes-tu alors dans la ligne des théories postcoloniales qui se posent la question de la continuité chronologique du passé colonial et de la migration portugaise qui en a résulté ?

IS – Bien sûr j’interroge le rapport au passé colonial et notamment l’absence d’un questionnement critique sur le colonialisme au Portugal. Mais en travaillant sur les subjectivités migrantes, il s’agit pour moi de tenter d’aller au-delà de l’idée de « persistance de l’histoire » ou encore de « nostalgie postcoloniale ».

OEm – Comment s’est passé ton terrain en Angola ? As-tu eu accès à des données statistiques récentes sur ces jeunes émigrés en Angola ? Quelles ont été les conditions d’accueil de ta recherche là-bas ?

IS – Ce terrain d’un mois a d’abord été difficile à organiser : l’obtention du visa a été compliquée puisque je n’avais pas de contact institutionnel avec un centre de recherche angolais. Pour différentes raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici, l’immigration est un sujet sensible en Angola. J’ai rapidement renoncé à obtenir des données statistiques en me concentrant sur des données qualitatives recueillies par le biais d’entretiens et d’observation de pratiques de sociabilité. La vie sur place est extrêmement chère et je n’avais pas trouvé de familles pour m’accueillir. Je suis restée quelques jours dans un hôtel de la Baixa de Luanda, puis j’ai emménagé chez une expatriée française à l’entrée d’unmusseque ; elle m’a appris à utiliser les transports publics et à me déplacer à pied dans la ville : j’étais beaucoup plus mobile et autonome que certains immigrants portugais qui venaient d’arriver et restaient reclus dans leurs logements. Je les rencontrais chez eux et/ou dans des restaurants, cafés portugais de la Baixa, ou sur l’Ile de Luanda. Les profils socioéconomiques et les projets migratoires sont très diversifiés. Les liens avec l’Angola, qu’ils soient historiques ou familiaux, n’apparaissent généralement que très peu dans l’explicitation des raisons de l’émigration, sauf pour les luso-angolais, des jeunes nés au Portugal de couples mixtes de « Retornados » qui cherchent à acquérir la nationalité angolaise. Ceci incite aussi à approfondir les études menées sur l’intégration de cette population (les « Retornados » métis) au Portugal.

OEm – Depuis 2010 tu co-organises le séminaire « Mémoires et patrimonialisations des migrations » à l’EHESS. D’où vient l’idée ou la nécessité de créer ce séminaire ?

IS – Le phénomène d’institutionnalisation politique de la mémoire (comme les lois mémorielles) et de patrimonialisation, qui traduit un rapport spécifique au temps dans nos sociétés, a aussi touché la question migratoire, avec par exemple la création au sein de l’UNESCO d’un réseau de musées de la migration visant la reconnaissance et l’intégration des populations déplacées. Les migrants eux-mêmes ont commencé à œuvrer dans le cadre associatif à la constitution d’archives pour la (re)connaissance de leur passé, alors qu’au niveau familial nous avions observé sur le terrain une faible valeur accordée à l’histoire migratoire et l’absence d’un récit explicite associé à l’existence de souvenirs négatifs, honteux, de ce passé.  L’idée nous est venue d’interroger les mécanismes qui visent à construire les mémoires collectives des migrations et à les transformer en patrimoine, donc à leur donner une valeur. Comprendre comment et pourquoi ces processus émergent, qui en sont les acteurs, dans quels lieux, avec quels objets, etc., dans une perspective comparée de recherche.

OEm – Enfin, j’aimerais que tu me parles un peu plus du concept de mémoire dans le cadre des migrations et la façon dont tu le saisis dans tes recherches.

IS – Penser en termes de mémoire sociale en contexte migratoire s’est paradoxalement inscrire la réflexion dans une logique de continuité sociale et culturelle, et  renvoyer l’expérience migratoire vécue à du passé (selon la définition que proposent certains historiens de la mémoire collective immigrée). Or dans le contexte intra-européen, le cas de la migration portugaise montre bien que quarante ans après cette expérience migratoire reste de l’ordre du présent (du fait des va-et-vient et des solidarités entre générations dans cette mobilité).  Il est intéressant d’observer que si les phénomènes mémoriels sont dynamiques, sans cesse alimentés par les mobilités et liens transnationaux des migrants, la patrimonialisation fixe les représentations du passé migratoire. Penser en termes de mémoire collective, c’est aussi analyser la mémoire d’un groupe, donc les effets de l’appartenance à un collectif sur les souvenirs que conservent les individus. Les appartenances multiples, les identités et imaginaires multi-situés des migrants rendent l’étude de ces processus particulièrement passionnants.

OEm – As-tu envie de nous parler d’autres aspects importants de tes recherches pour l’étude de l’émigration portugaise ?

IS – J’aimerais surtout profiter de cette occasion pour dire combien il est important de continuer à travailler sur l’émigration portugaise – les flux récents sans laisser tomber les anciens – dans une perspective comparée entre les différents contextes d’installation, comme j’avais commencé à le faire avec mon collègue brésilien Eduardo Caetano da Silva, dans une recherche France/Brésil sur la lusodescendance, ou João Sardinha à partir du cas canadien et français. Il faudrait aussi poursuivre les travaux sur les différentes formes de participation des Portugais dans les sociétés d’installation, par exemple sur la participation politique et la citoyenneté en générale, comme a commencé à le faire Jorge Portugal Branco sur les élus portugais municipaux portugais et français d’origine portugaise.

Entretien réalisé par Inês Espirito Santo dans le cadre du Observatório da Emigração.

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