J’avais huit ans en 1962 lorsque j’ai vu pour la première fois le pays qui allait devenir le mien : la France m’arriva sous la forme d’une photo couleur, c’était la première en vérité. La couleur transfigurait la misère, jusqu’à l’effacer.
Cette photo ne pouvait se comparer avec celles de Monsieur Martins, le photographe du village qui ajoutait du rouge à nos visages et à nos lèvres, dans les portraits noir et blanc qu’il prenait de nous lors des grandes occasions. Comme avant que mon père ne parte en France, celle où nous y sommes en rang, tous les quatre, très droits : mon frère arbore l’air féroce des timides, moi j’ai posé mon sourire d’emprunt qui révèle ces larges dents qui pendant toute l’enfance m’ont tant fait souffrir. Ma mère est belle, avec sa grosse tresse roulée en arrière, mais mon père a l’air triste. Bien plus tard il m’est apparu qu’il avait peut-être peur, lui qui n’avait peur de rien. C’était l’homme le plus grand et le plus fort du village, mais il n’avait encore jamais traversé les frontières.
Dans cette autre photo qui vient de m’arriver par la poste, il est assis devant une « cabane » et me sourit. C’est dans ce pays de couleur que, dit-il, nous irons bientôt le rejoindre. Comment reconnaître quelques mois après, dans l’univers de boue où nous arrivons par une sombre journée d’hiver, le lieu tant rêvé de la photo? Nous sommes dans le bidonville de Champigny, les Portugais s’y massent par milliers, fuyant la guerre et la misère, avec chevillée au corps, cette hantise des émigrés, la faim de mieux gagner leur vie comme de devenir quelqu’un.
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Maria do Céu Cunha – avril 2004