Cet article a été publié dans Libération. L’auteure, Cristina Semblano, nous a autorisé à le publier également sur notre blog. L’illustration est de Gui Castro Felga.
On était loin d’imaginer qu’une saignée équivalente à celle de la décennie 60, qui a vu le grand exode des Portugais vers l’Europe, pourrait se reproduire. Les chiffres forcément approximatifs pointent des flux semblables, voire supérieurs, à ceux de cette époque. C’est le cas de l’année 2012 où les sorties au rythme moyen de 10 000 par mois pour une population d’environ 10,5 millions d’habitants ont dépassé celles de l’année 1966.
Dans les années 60, les Portugais fuyaient la misère, la dictature et la guerre coloniale. Aujourd’hui, à cinquante années de distance et une révolution étant passée par là, que fuient-ils ces Portugais de tous âges, de toutes qualifications, qui partent seuls ou en famille, par milliers (1) ? Ils fuient le chômage, l’absence de perspectives, la promesse de misère ou de non-vie d’un pays soumis à la dictature de la troïka.
On sait que des flux importants atteignent d’autres pays sous l’empire direct ou indirect de la troïka, mais le Portugal est à coup sûr le seul où un gouvernement appelle de façon éhontée ses concitoyens à émigrer. Et qui se réjouit de la baisse toute relative du chômage que la débandade de cette population est en train de provoquer, la mettant sur le compte de la réussite d’une politique qui met le pays à sac et paupérise encore davantage la population de l’un des Etats les plus pauvres et les plus inégalitaires de l’UE.
L’émigration portugaise n’est pas un phénomène nouveau et elle était difficilement évitable dans un pays que l’entrée dans la zone euro a condamné à une quasi-stagnation économique. Mais elle est devenue plus importante après la crise, à la faveur d’un taux de chômage qui n’a cessé d’augmenter et se situe, pour les jeunes, sur la trajectoire des 40%.
Variable d’ajustement des budgets portugais de par la baisse des transferts sociaux qu’elle entraîne et l’augmentation de la rentrée de recettes dans le pays, l’émigration joue également un rôle de décompresseur social : il est en effet difficile d’imaginer que des explosions sociales plus vastes et/ou plus violentes n’auraient pas eu lieu en son absence.
Cette émigration de masse a des effets dévastateurs pour le pays, au-delà des drames humains, personnels et familiaux, qu’elle renferme. Elle accentue le vieillissement de la population portugaise qui, fruit de la vague migratoire des années 60, de la guerre coloniale et de taux de natalité parmi les plus bas d’Europe, est déjà l’une des plus vieillies du monde et de l’UE. Ce faisant, elle accentue la baisse de la natalité : en 2012, le Portugal a renoué avec les taux de la fin du XIXe siècle et sa population a diminué, sous le double effet d’un solde naturel et d’un solde migratoire négatifs. S’il devait se poursuivre, ce mouvement pourrait entraîner à terme et, comme l’a souligné le géographe portugais Jorge Malheiros, la disparition du pays.
Sur le plan économique, les conséquences de cet état de choses sont à terme calamiteuses, mais la première et la plus dramatique est celle qui consiste à priver le pays des forces vives qui en constituent la trame et en assurent la survie, ces forces vives dont le pays aurait cruellement besoin dans le cadre de la remise à plat de son modèle de développement, qui est, avec l’architecture institutionnelle dysfonctionnelle de l’euro, à la base de sa dépendance extérieure.
Ici on touche au cœur même de l’un des paradoxes de cette Europe, ayant englouti des pays aux degrés de développement disparates, qui fait qu’aujourd’hui ce sont les plus pauvres parmi eux qui assument les coûts de «production» (développement, éducation, formation) d’une main-d’œuvre «exportée» clé en main vers les pays plus riches du centre, grands destinataires des nouveaux migrants de l’Europe du Sud.
Ce phénomène, qui n’est pas nouveau, est particulier parce qu’il allie son caractère intra-européen massif à une composition de la main-d’œuvre où le poids de celle qualifiée est plus important que par le passé. Le coût de production de cette main-d’œuvre a été assuré en grande partie par le budget de l’Etat portugais, à la faveur de la révolution qui a vu naître un système de santé et une école publique accessibles à tous les citoyens.
Ce paradoxe, loin d’être un dégât collatéral, s’inscrit dans le processus de transfert d’accumulation en cours, du travail vers le capital et de la périphérie vers le centre. Aux conséquences dévastatrices pour le Portugal, ce phénomène, qui peut bénéficier les pays du centre, n’est pas sans provoquer des dégâts majeurs au niveau des salariés de ces pays, concurrencés par une main-d’œuvre qui travaillant moins cher, pour une qualification identique, voire supérieure, exerce une pression intolérable sur les salaires.
Les exemples ne manquent pas : enseignantes devenues concierges dans les beaux quartiers parisiens, diplômés de l’enseignement supérieur travaillant comme manœuvres dans le bâtiment, architectes et ingénieurs exerçant leur métier sous couvert d’autres qualifications avec des salaires de 20% à 30% inférieures à ceux de leurs homologues. Et que dire des travailleurs non qualifiés, qui constituent la grande masse des travailleurs exportés par le Portugal, aux salaires et situations de misère ?
Encore n’avons-nous pas parlé de ces travailleurs dits détachés qui sont légion dans le bâtiment : la «découverte» récente de soixante ouvriers portugais travaillant à 2,06 euros de l’heure en Belgique a même ému le Premier ministre belge qui a crié au dumping salarial, comme si ce dernier n’avait pas été rendu possible par les textes européens, dans lesquels l’harmonisation sociale est absente.
Les politiques de la troïka ont permis d’ouvrir grand la porte de cette immense braderie sociale qu’est devenue l’Europe où se pressent des milliers d’hommes et de femmes que le Portugal a expulsés de leur propre pays, tandis que dans le même temps il y attire les retraités aisés du centre, par des exemptions fiscales prometteuses de retraites dorées.
(1) On évalue à un demi-million le nombre de portugais ayant émigré après la crise.