Portrait d’un émigré – Miguel PadeiroPortrait d’un émigré – Miguel Padeiro

Tu sais, ses mains sont sales, elles bougent peu mais t’assènent d’elles-mêmes des histoires bruyantes et évasives, trop mais pas assez, toujours trop mais pas assez. Elles l’ont trahi plusieurs fois, m’ont tenu, secoué, caressé, battu aussi. Elles portaient cette valise qui se dérobe soudain au-dessus du rio Tâmega, et désormais restent seules, se réfugient dans les poches trouées d’un pantalon au gris déteint. J’aurais presque honte des miennes à côté lorsque nous discutons en silence, qu’il regarde sa télévision toujours allumée et que je fais mine de regarder quelque point invisible parterre ou sur le mur, mes mains fines et méticuleuses comme des pattes d’araignée, silencieuses comme un chien battu. J’en aurais honte comme de ma valise à roulettes qui n’incommode personne, de mes étagères trop sages où se côtoient mollement, sans se défier, La Peste et L’Intranquillité, de mes habits si neufs que je crois ne les avoir jamais portés.

Mes mains sont propres, resteront seules et sans histoire. Le monde déroule sa trame ailleurs, dans les plus petits plis de ses gros doigts boudinés où les poussières sédimentées s’enlisent, que mille lavages n’évacueront plus. Elles ont traîné pinceaux et parpaings, semé canalisations, murs et trottoirs dans cette ville qui appartient à aux autres, ouvert la fameuse gamelle du travailleur, ah ! comme je hais depuis lors les gamelles ! La sienne était métallique, rouge, haute et trapézoïdale, aussi humble que possible, et maman la remplissait d’un tas de choses qui, mélangées de la sorte comme en quelque fosse commune, me paraissaient toujours immangeables. La gamelle de papa, je ne le savais pas encore, allait se rappeler à moi encore longtemps. Cadavérique il s’en allait le matin, ignorant de sa propre tristesse qu’il enterrait pourtant le soir dans du vin de mauvais goût.

Petit pourtant, je voulais être « travailleur » – comme papa. J’étais pressé de grandir, je voulais tenir le rôle de celui qui parlait et criait le plus fort, découvrait le soir ses grandes mains pleines de peinture blanche et à qui maman servait une épaisse sopa de feijão[1] qu’épaississaient encore de gros morceaux de choux, de navets et de chorizo, et le pain qu’ajoutait encore papa sous mon regard attentif. Je voulais moi aussi être un grand homme, persuadé de ce que papa, une fois dehors, criait sur les autres comme à la maison et peignait ce qu’il voulait, où il voulait, avec les teintes que lui seul choisissait. Dans les aventures que j’échafaudais, avachi parterre, et où s’entrechoquaient sous mes doigts cruels de petites voitures de toutes les couleurs, c’était toujours moi qui gagnais les combats contre les méchants et j’imaginais que papa, tout en inventant quelque part des immeubles debout sous le regard ébahi de nombreux admirateurs, pouvait regarder mes victoires à travers une boîte magique qu’il aurait évidemment construite de ses mains. En réalité, petit, je ne savais pas ce qu’était un patron, j’ignorais la complexité des catégories sociales, je ne savais pas non plus qu’on pouvait être étranger et parler avec un accent. Ces découvertes tardives marquèrent, je crois, la fin de mon innocence.

C’est alors, me semble-t-il, que j’ai commencé à arracher la peau du bout de mes doigts, laissant croire à une nervosité quelconque comme l’autre là, Berthe, qui se ronge les ongles, mâchonne un crayon et râle sans cesse sur ses pâles gosses mal dégrossis. J’arrache aussi la peau de mes lèvres – elles saignent parfois. Démultipliant ainsi les traces de ma présence, mes inutiles bouts de peau qui s’enfoncent en même temps dans l’oubli, je fais de mes espoirs d’ubiquité un vague rêve heureux tout juste troublé, le matin, par l’odeur d’eau chaude que me renvoie le four à micro-ondes ou par les cris de ces satanés éboueurs dont les noms et les paroles m’échappent. De ces bouts de doigts éparpillés ne naît qu’une certitude : l’envie de les user à défaut d’être ailleurs ou partout ou un autre. Il me faut les épuiser pour le rejoindre quelque part au fond de ses pensées distraites et percevoir, ne serait-ce qu’un peu, la rugosité du temps qui le ronge.

Car papa a les mains abîmées qui ne disent pas tout, à la manière de ces vieilles maisons aux pierres croulantes qui se dressent encore à demi au milieu de vergers laissés aux mauvaises herbes, de ces vieilles bâtisses dont plus personne ne dira rien sauf lorsque, à l’occasion d’un rapide détour au début d’un circuit touristique, une voix d’enfant s’élèvera comme en songe, maman, regarde la maison là-bas, elle est abandonnée ? Je n’ai, du reste, jamais su ce qu’est devenue la vieille gamelle rouge que papa emmenait tous les matins. Peu importe, à vrai dire, je ne partirai pas à sa recherche : papa a accompli le seul voyage qui vaille. Je peux toujours courir, je n’y verrai rien.

 

Miguel Padeiro

Octobre 2007



[1] Soupe de haricots, en portugais.

Maria Vitorino Pilré, 45 ans en 1970 lorsqu’elle émigra en France – Maria Vitorino PilréMaria Vitorino Pilré, 45 anos em 1970, quando emigrou para França – Maria Vitorino Pilré

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Quand je suis arrivée à Paris, je suis allée vivre chez ma nièce Maria Gertrudes. Mais ce n’est qu’un mois plus tard  qu’elle m’a accompagné  pour trouver du travail. Mais dès qu’elle est allée au bureau, on m’a proposé du travail pour le lendemain. J’ai donc commencé à travailler mais  je ne parlais pas français, bien sûr. Mais j’avais la chance de savoir lire, et ça, ça m’aidait.. Comme je n’avais pas d’argent, ma nièce me donnait un billet de métro pour l’aller et un pour le retour. Un jour je me suis trompée et c’est la dame qui poinçonnait les billets qui m’a sauvée, elle  m’a dit d’attendre puis a crié à sa collègue en face  de me laisser passer. Et je suis passée, parce qu’à cette époque il n’y avait pas de machines, c’étaient les gens  qui poinçonnaient  les billets. Je travaillais toujours pour le même patron quand je me suis encore trompée. Je n’avais pas bien lu les panneaux. Je paniquais mais comme Dieu ne m’a jamais abandonné, un portugais qui se trouvait sur le même quai m’a aidé  et  m’a demandé ce qui se passait.  Je lui ai expliqué, il  a été très gentil et m’a accompagné jusqu’à mon quai. J’ai déjà dit et je répète que  Dieu ne m’a jamais abandonnée, ni en France ni ailleurs. Et j’ai continué ma vie de tous les jours.

 

Quand je suis arrivée à Paris chez ma nièce, le vingt mai précisément,  elle a insisté pour que je vienne habiter chez elle, ce dont je la remercie beaucoup. C’était  son anniversaire le lendemain et moi j’avais quarante cinq ans deux jours après. Elle m’a préparé un gâteau  mais j’ai avalé plus de larmes que de gâteau. Mais j’au dû  tout supporter puisque j’étais loin de mon pays.

 

J’ai commencé alors  à travailler –  du ménage – c’était le travail de tout le monde.

Je ne suis pas restée longtemps dans cette place car mon neveu Edouard m’a trouvé un autre travail où je gagnais plus.  J’ai accepté immédiatement, bien sûr. Cest pour gagner de l’argent que j’’étais venue en France. Je suis restée quelque temps chez ce patron. Un jour, un homme s’est blessé au pied et on l’a emmené à l’hôpital. Mon patron m’a demandé de le remplacer et je l’ai fait. C’était un travail de nuit. Je travaillais donc de minuit à cinq heures du matin mais je travaillais déjà  de neuf heures du matin à onze heures du soir ailleurs et de là je partais pour l’autre, de minuit à cinq heures. Comme c’était un travail d’homme, mon patron me demandait tous les jours si ça allait. Mais qu’est-ce que je pouvais répondre ? Je répondais que ça allait ! Je ne savais rien dire d’autre. Il pensait que c’était  impossible qu’une femme fasse ce travail sans se plaindre parce que pour les français en ce temps-là c’était impensable   qu’une femme fasse le travail d’un homme. Aujourd’hui je ne sais pas. A cette époque, je travaillais jour et nuit. Je n’avais que trois heures pour  manger et pour dormir. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? Je devais travailler, j’étais venue en France pour ça : pour  gagner ma vie. Mais à ce moment-là j’étais très contente parce  je voyais mon argent qui augmentait  comme je le voulais, c’est  pour ça que j’avais laissé mon fils au Portugal.

 

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Maria Vitorino Pilré

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Quando cheguei a Paris fui para casa da minha sobrinha Maria Gertrudes. Mas a minha sobrinha Maria só foi comigo arranjar trabalho quase um mês depois. Mas assim que ela foi ao escritório deram-me logo trabalho no dia seguinte. Comecei a trabalhar mas eu não sabia falar o francês – é claro.  Mas tinha uma coisa muito boa – sabia ler – e isso já me defendia qualquer coisa.  Como não tinha dinheiro, a minha sobrinha dava-me um bilhete de metro para lá e outro para casa.  Um dia eu enganei-me e o que me valeu foi a senhora que estava a picar o bilhete que me mandou esperar e gritou para a colega que estava do outro lado para me deixar passar.  Eu lá passei porque naquela altura não havia maquinas eram as pessoas que estavam a picar os bilhetes. Eu ainda estava a trabalhar para o mesmo patrão quando  tornei-me a enganar. Não vi bem os letreiros. Estava toda atrapalhada mas como Deus nunca me tem faltado, fui novamente socorrida por um português que estava no mesmo cais e me perguntou o que se passava. Eu expliquei, ele foi muito bondoso e levou-me ao cais aonde eu tinha que ir. Já disse e repito Deus nunca me tem abandonado nem em França nem em qualquer lado. E então lá segui a minha rotina de todos os dias.

Mas quando eu cheguei a Paris justamente no dia vinte de Maio a casa da minha sobrinha Maria ela quis logo que eu fosse para casa dela o que eu agradeci bastante. Ela fez anos no dia seguinte à minha chegada e eu fiz quarenta e cinco anos dois dias depois. Ela ainda me fez um bolo mas para mim era mais as lágrimas que o comer que comia.  Mas tudo tive que suportar uma vez que já estava longe.

Então comecei a trabalhar para um patrão a fazer limpeza que era o trabalho de toda a gente -é claro. Neste patrão estive pouco tempo porque o meu sobrinho Eduardo arranjou-me outro patrão para ganhar mais. E é claro que eu aproveitei logo. Foi para ganhar dinheiro que tinha ido para França. Neste patrão trabalhei algum tempo. Houve um dia que um homem cortou um pé e foi para o hospital. O meu patrão pediu para eu ir fazer o trabalho no lugar dele e eu fui. Era um serviço de noite. Eu fui da meia noite até ás cinco da manhã, mas eu já fazia um das nove horas até ás onze da noite também e dai partia para o outro da meia noite até as cinco da manhã. Como era um trabalho de homem o meu patrão todos dias me esperava para saber se eu estava bem. Mas o que eu podia dizer? Que estava bem ! Eu não sabia dizer mais nada. Ele achava que era impossível uma mulher fazer este trabalho sem se queixar porque para os franceses naquele tempo era muito difícil as mulheres fazerem o trabalho dos homens. Hoje não sei como é. Nesta altura eu trabalhei de noite e de dia. Apenas tinha três horas para fazer o comer e dormir porque tinha que ir para outro trabalho. Mas o que eu podia fazer? Tinha que trabalhar foi para isso que eu para lá fui  : para ganhar a vida. Mas nesta altura já andava muito contente porque já via o dinheiro a chegar ao que eu queria, por isso é que eu tinha deixado o meu filhinho em Portugal.

[…]

                                                       Maria Vitorino Pilré

Je suis concierge, tu es concierge, il est concierge…. – Maria Vitorino Pilré Eu sou porteira, tu és porteira, ele é porteiro… – Maria Vitorino Pilré

J’étais concierge depuis cinq ans quand j’ai rencontré quelqu’un de mon village qui cherchait une place de concierge pour sa femme.

J’ai fait ce que j’ai pu pour lui. Je l’ai accompagné partout où il fallait. J’ai fait en sorte qu’il vienne s’installer à Paris car il habitait un petit village où il n’y avait pas de travail pour les femmes. Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est installé à Paris et il a gardé cette place très longtemps.

Plus tard, quelqu’un lui a trouvé une autre loge et il a, bien évidemment, pris la place car, comme il avait eu un accident, il ne pouvait pas travailler ; sa femme a donc gardé une loge et lui, l’autre. Nous avons continué à nous voir car j’habitais à côté de la première.

Mais lorsque les choses se sont arrangées pour lui, évidemment, comme chacun de nous, il a voulu rentrer au Portugal et il m’a demandé si j’étais intéressée par la place de concierge qu’il occupait Avenue Félix Faure.  Bien sûr, j’ai tout de suite dit oui. Ça tombait très bien pour moi. Sauf que j’avais été hospitalisée huit jours et que je venais de sortir de l’hôpital quand il m’a appelée mais j’y suis quand même allée.

Je me suis donc présentée à 8h30 comme convenu et je l’ai attendu jusqu’à midi. Comme il ne venait pas, je suis allée à sa recherche. Il a eu le culot de me dire qu’il n’avait pas voulu me présenter au gérant avant de me parler car il voulait savoir si j’étais prête à lui donner 1000 francs en échange de sa place. Je lui ai tout de suite répondu que ce n’était pas la peine de  me faire attendre dans le froid à cause de l’argent car il me connaissait. S’il voulait de l’argent, je lui en donnerais.

Et c’est ce qui s’est passé, je le lui ai donné son argent. Sauf qu’il n’a pas été correct avec moi. On s’était mis d’accord : je lui donnais son argent et il me laissait quelques meubles qu’il ne pouvait pas ou ne voulait pas emporter. Il devait aussi me laisser la chambre en l’état, avec le tapis et le papier peint. Mais, lorsque j’ai emménagé, tout avait été saccagé dans la chambre et les meubles d’en bas n’étaient plus là. Il n’a pas tenu sa promesse mais il a gardé mon argent. J’étais très en colère mais, grâce à Dieu, j’ai supporté tout ça et je suis restée dans cette place jusqu’à mon retour au Portugal car j’ai toujours aimé rendre service.

(…)

Maria Vitorino Pilré

[…]

Quando eu já estava há cinco anos a ser porteira apareceu-me uma pessoa da minha terra que ia ver uma casa de porteira também para a sua mulher e eu ajudei o que pude. Andei com ele e dei as voltas que foram precisas. E  fiz aquilo que pude para que ele viesse para Paris porque aonde ele estava era um terra pequena e não havia trabalho para as mulheres poderem ajudar os maridos.

E assim foi. Ele veio para Paris e permaneceu nesta casa muito tempo.

Mais tarde arranjaram-lhe outra loja e é claro que ele aproveitou como ele não podia trabalhar porque tinha tido um acidente, pôs a mulher numa casa e ele ficou na outra. Nós continuámos a conviver na mesma porque eu vivia perto da primeira loja. Mas quando ele arranjou a sua vida como era normal quis vir para Portugal como todos nós e pensou perguntar-me se eu estava interessada em ir para a outra casa aonde ele estava na Avenue Félix Faure. É claro que eu disse logo que sim. Para mim era formidável. Só que eu tinha estado no Hospital oito dias e tinha saído no dia que ele me telefonou, mas não faltei.

Lá estive ás oito e meia da manhã, como ele me mandou, até ao meio dia. Como ele não me apareceu, fui eu à procura dele. Mas ele teve o descaramento de me dizer que não tinha querido aparecer porque não me queria levar ao gerente antes de falar comigo para saber se eu lhe dava mil francos para eu poder entrar para lá. Logo lhe respondi que não valia a pena fazer-me estar ao frio à espera dele por causa do dinheiro porque ele sabia quem eu era, se ele queria o dinheiro eu dava-lho.

E assim foi. Dei-lhe o dinheiro que me pediu. Só que ele não foi sério para mim. Eu dava-lhe o dinheiro e ele deixava na casa algumas peças da mobília que ele não podia levar nem queria. Também me deixava o quarto com o tapete e o papel. Só que quando eu cheguei encontrei tudo destruído no quarto, e as peças cá em baixo não estavam. Ele tinha faltado ao que me prometeu mas levou o dinheiro. Eu fiquei furiosa mas com a ajuda de Deus tudo suportei e continuei na casa até me vir embora porque eu era muito amiga de ajudar toda a gente.

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Maria Vitorino Pilré

Il est assis devant une cabane et me sourit – Maria do Céu CunhaIl est assis devant une cabane et me sourit – Maria do Céu Cunha

J’avais huit ans en 1962 lorsque j’ai vu pour la première fois le pays qui allait devenir le mien : la France m’arriva sous la forme d’une photo couleur, c’était la première en vérité. La couleur transfigurait la misère, jusqu’à l’effacer.

Cette photo ne pouvait se comparer avec celles de Monsieur Martins, le photographe du village qui ajoutait du rouge à nos visages et à nos lèvres, dans les portraits noir et blanc qu’il prenait de nous lors des grandes occasions. Comme avant que mon père ne parte en France, celle où nous y sommes en rang, tous les quatre, très droits : mon frère arbore l’air féroce des timides, moi j’ai posé mon sourire d’emprunt qui révèle ces larges dents qui pendant toute l’enfance m’ont tant fait souffrir. Ma mère est belle, avec sa grosse tresse roulée en arrière, mais mon père a l’air triste. Bien plus tard il m’est apparu qu’il avait peut-être peur, lui qui n’avait peur de rien. C’était l’homme le plus grand et le plus fort du village, mais il n’avait encore  jamais traversé les frontières.

 Dans cette autre photo qui vient de m’arriver par la poste,  il est assis devant une « cabane » et me sourit. C’est dans ce pays de couleur que, dit-il, nous irons bientôt le rejoindre. Comment reconnaître quelques mois après, dans l’univers de boue où nous arrivons par une sombre journée d’hiver, le lieu tant rêvé de la photo? Nous sommes dans le bidonville de Champigny, les Portugais s’y massent par milliers, fuyant la guerre et la misère, avec chevillée au corps, cette hantise des émigrés, la faim de mieux gagner leur vie comme de devenir quelqu’un.

 […]

 

Maria do Céu Cunha – avril 2004

Dès mon arrivée à l’usine – Manuel MadeiraDès mon arrivée à l’usine – Manuel Madeira

Dès mon arrivée à l’usine, j’ai sombré dans un naufrage collectif. Je me suis noyé dans l’alcool ! Cette drogue douce est une arme redoutable pour anéantir à petit feu la sève de la vie qui à l’intérieur de chacun de nous alimente la fleur fragile de notre personnalité.

 

Mais par ailleurs, le vin était aussi la meilleure clé pour pénétrer dans cette communauté formée par le groupe d’ouvriers de l’atelier où j’ai atterri. Avant sa résignation définitive, il y a toute une longue prépara­tion durant laquelle le vin est un médicament, un baume précieux pour assister l’indi­vidu dans l’acceptation du deuil qu’il doit faire de sa propre vie; pour l’aider à renoncer aux rêves et aux aspi­rations qui bercèrent son adolescence quant à son avenir, où quant à l’aventure de son existence.

 

Lui faire oublier l’alternative de quitter cet univers qui s’est refermé sur lui et où l’ombre de la mort se profile déjà dans la répé­tition inlassable des gestes de son quotidien définitivement figé. Lui faire oublier l’alternative de  vaincre la peur de l’insécurité sociale que s’est cristallisée en lui comme résultat de tant d’années, que dis-je, tant de siècles d’oppression et de misère que l’histoire a inculqué au plus profond de l’inconscient collectif de sa classe et de renoncer à cette fausse illusion sécuritaire qui lui offre la société indus­trielle.

 

Mais ces chaînes invisibles sont plus puissantes, plus efficaces que toutes les polices! Sa révolte sera progressivement noyée dans ce rituel au vin rouge que me fait songer à un autre: bois! « Ceci est mon sang ».

[…]

 

Manuel Madeira

Le bruit intense des machines – Manuel MadeiraLe bruit intense des machines – Manuel Madeira

Le bruit intense des machines rendait difficile notre communication orale et il était devenu naturel que dans l’usine les gestes remplacent la parole. Parfois j’avais la vive impression d’être tombé dans un univers de sourds­-muets.

 

Marcel, avait aussi compris que j’étais étranger et que je ne parlais pas sa langue. Pourtant il mani­festait une réelle volonté de communiquer avec moi et multipliait les signes en ma direction de telle sorte que nous avions bientôt créé un grand nombre de figures codées qui nous autorisaient un bon niveau d’échanges. Mais quand il s’ap­procha pour me parler, en élevant la voix pour surmonter le vacarme apocalyptique des machines, je n’ai pas pu lui répondre car je ne comprenais pas ce qu’il souhaitait me dire.

 

A ce moment là, j’ai perçu l’autre mur qui nous séparait. Je l’ai cru très déçu car il ne pouvait sûrement s’empêcher de songer à l’impasse dans lequel débouchait notre amitié naissante. Cela a suffit, d’ailleurs, à ce que, instinc­tivement, je me retire dans mon espace intérieur.

 

Ma per­ception de la réalité fut considérablement affectée par ce handicap. Ne plus comprendre ce qui se disait autour de moi fut vécu comme une infirmité et le monde vu de cet enfermement­-là était devenu absurde. Alors que le langage perdait toute signification, les bruits, eux, libérés du sens prirent une grande acuité et atteignaient mon corps comme une énergie pure qui me rendait facilement irritable.

 

[ …]

Manuel Madeira

Quand j’ai débarqué dans l’atelier – Manuel MadeiraQuand j’ai débarqué dans l’atelier – Manuel Madeira

 

Quand j’ai débarqué dans l’atelier, j’ai fait la connais­sance de Marcel. Il travaillait sur une machine à proximité de celle qui me fut attribuée. Il m’observa durant une semaine avant de s’adresser à moi.

Il commença par me faire des signes simples avec des gestes précis. Commue, par exemple, les doigts de la main droite serrés à l’exception du pouce tendu vers le haut. Cela j’ai compris facilement. « Oui. Ca va bien ! » Répondais-je du même geste.

 Puis, quelques minutes avant que la sirène de l’usine ne sonne pour la pause de midi, il me faisait un autre geste qui m’indiquait qu’il fallait tirer sur la manette pour arrêter la machine. J’ai compris à ce moment-là qu’il ne fallait pas dépasser d’une seule minute; telle était la règle.

De l’autre côté, en effet, la rigueur était encore plus impla­cable: Quelques pointages retardées d’une minute  entraî­naient « une mise à pied ». J’ai appris ainsi que mon temps de vie était une marchandise très importante et que derrière tout ça il y avait d’autres enjeux encore plus graves que je mécon­naissais. Marcel me faisait pressentir cela en quelques gestes qu’il soulignait par son regard d’initiateur.

Souvenirs d’en France (préface) – Glória da SilvaRecordações de França (Prefácio) – Glória da Silva

Que nous reste-t-il de nos premières années vécues en France ? De ces années riches en événements où l’on emménage  dans une nouvelle vie ?*

La famille se réduit brusquement à un face à face parents enfants et on ne pleure pas les grands-parents qui meurent au loin. On sèche les larmes du « grand garçon », scolarisé dans une classe de petits. « Il faut d’abord apprendre le français », ça ne console pas un enfant. Les mères confient leurs petits à l’école maternelle – une belle nouveauté pour elles  – et se dépêchent d’apprendre à faire du vélo. On ne marche pas de la périphérie  au centre ville. D’ailleurs, on ne marche pas ailleurs non plus. Tout est loin. Et les automobiles qui passent sont toutes conduites par des inconnus. Je les revois zigzagant  sur leur engin, sur la route peu passante devant notre maison. Chaque jour plus sûres d’elles, saluant déjà leur autonomie retrouvée.

Beaucoup attendront les 18 ans du fils aîné pour acheter cash une automobile. On prendra en photo la Renault 18 bleu foncé. Le père prendra la pose en faisant semblant d’ouvrir la portière côté conducteur.

On ne photographie pas le manque. On photographie le moment fugace où l’on pense avoir concrétisé son rêve et atteint le bonheur. Comment photographier trois ans sans vacances ?

Aucune image possible des chuchotements perçus à travers la cloison où je devinais les discussions sur l’argent emprunté. Pas d’images. Que des émotions. C’est pour cette raison aussi que peu auront posé devant la chaîne de montage ou sur le chantier. Toute l’énergie  est vouée à l’oubli de celui ou de celle  que l’on était avant et à l’acquisition rapides des nouvelles tâches. Les femmes, elles, s’activent pour ne pas devenir ce qu’elles n’ont jamais été : femme au foyer. Et cherchent « des heures à faire », en rêvant de mieux.

Mais il y a  pléthore de photographies dans l’album de famille montrant de grandes tablées surchargées de plats portugais. Est-ce un dimanche ordinaire ? Un anniversaire ou la communion du petit ? Et ces photos se feront plus rares lorsque les parents auront de plus en plus de mal à retenir leurs grands adolescents à table, eux que la vie appelle au dehors, eux qui n’entretiennent pas de souvenirs.

 Glória da Silva – 23.05.05