La rixe
« Nanterre : 7.000 Portugais, dit le Secours Catholique. 15.000, rectifia le commissariat de police. Qui a raison, qui a tort ?
[…] Un grand nombre d’immigrés vit effectivement dans la clandestinité, échappant pour un temps plus ou moins long au contrôle de la police.
Nanterre, vaste agglomération d’immigrés de toutes origines, surtout Algériens et Portugais, se trouve dans la banlieue parisienne, au nord, juste après la Porte de Neuilly. Les immeubles y poussent partout. Les hommes et les machines ont dû harmoniser leur cadence avec le rythme infernal de la croissance, de la construction, de l’extraordinaire besoin de logements pour les Français et pour deux millions de travailleurs immigrés.
» Le gouvernement français entend devoir se pencher sur les problèmes des travailleurs immigrés, surtout en ce qui concerne la construction de logements, mais les crédits débloqués à cette fin ne dépassent pas quarante nouveaux francs par travailleur immigré. Que peut-on faire avec des crédits tellement réduits ? » (M. Talamoni, maire de Champigny).
Nanterre, c’est petit. Mais, en bordure de la ville, sur une sorte de plateau, s’étend un quartier très populeux, dont l’accès est (plus ou moins) assuré par une vieille route boueuse. Sur cette route se trouve un réservoir d’eau, muni d’un énorme robinet. Presque en face du réservoir, une baraque, construite avec des planches irrégulières en bois de toutes sortes et couverte d’un toit en zinc, qui fait penser à une petite boutique mexicaine. On y vend du vin, de la bière, ainsi que quelques produits alimentaires de première nécessité. Tous les jours, le soir, après le travail, pendant que de nombreux immigrés font la queue devant le réservoir, d’autres, non moins nombreux, s’entassent à l’intérieur de la boutique.
D’une légère élévation du terrain, située juste à côté de la baraque, on peut suivre du regard le prolongement de la route et découvrir ainsi un paysage impressionnant, tragique : quatre ou cinq kilomètres carrés de boue, de ronces, d’ordures et de baraques, des baraques de trois mètres sur trois, habitées presque exclusivement par des travailleurs immigrés : c’est le bidonville de Nanterre, le plus proche de Paris, juste aux portes de la capitale française. Un bidonville célèbre par le spectacle bouleversant qu’il offre à nos yeux, par le tableau terrible de misère qu’il représente et qui n’est pas sans évoquer un poème d’Agostinho Neto, poète noir angolais :
Des tôles fixées à des pieux
fichés en terre
forment la maison
Des haillons complètent
le paysage intime
Le soleil traverse les crevasses
et réveille l’habitant
Ensuite, douze heures de travail
esclave…
Et, dans cet amas de tôles, de boue et d’ordures, dans ce foyer infectieux, peuplé de rats et de mouches, dans ce jardin infernal, vivent des hommes, des femmes, des enfants ! […]
Deux différences, par rapport au poème : au lieu du soleil, c’est le froid, la neige et la pluie qui traversent, le plus souvent, les murs crevassés des baraques ; et ce ne sont pas douze mais plutôt quinze ou seize heures de travail d’esclave par jour !
Tel est Nanterre : une aberration du monde civilisé, une tache noire dans le paysage dur mais clair des constructions modernes, que l’on voit apparaître un peu plus loin. Un vrai marécage : l’eau de la pluie s’accumule, faute d’égouts, formant des lacs de boue. Les gens n’ont même pas le temps de voir où ils habitent : ils partent travailler de grand matin à cinq, six, sept heures au plus tard. Quand ils rentrent, le soir, il fait déjà noir ; et il faut encore aller chercher de l’eau, acheter de quoi manger, faire la cuisine… Et se coucher toute de suite après le dîner.… » (p.73-76)
Observations : La version originale du livre a été publiée sous le titre « As histórias dramáticas da emigração », Lisbonne, Prelo, 1969.