Il est assis devant une cabane et me sourit – Maria do Céu CunhaIl est assis devant une cabane et me sourit – Maria do Céu Cunha

J’avais huit ans en 1962 lorsque j’ai vu pour la première fois le pays qui allait devenir le mien : la France m’arriva sous la forme d’une photo couleur, c’était la première en vérité. La couleur transfigurait la misère, jusqu’à l’effacer.

Cette photo ne pouvait se comparer avec celles de Monsieur Martins, le photographe du village qui ajoutait du rouge à nos visages et à nos lèvres, dans les portraits noir et blanc qu’il prenait de nous lors des grandes occasions. Comme avant que mon père ne parte en France, celle où nous y sommes en rang, tous les quatre, très droits : mon frère arbore l’air féroce des timides, moi j’ai posé mon sourire d’emprunt qui révèle ces larges dents qui pendant toute l’enfance m’ont tant fait souffrir. Ma mère est belle, avec sa grosse tresse roulée en arrière, mais mon père a l’air triste. Bien plus tard il m’est apparu qu’il avait peut-être peur, lui qui n’avait peur de rien. C’était l’homme le plus grand et le plus fort du village, mais il n’avait encore  jamais traversé les frontières.

 Dans cette autre photo qui vient de m’arriver par la poste,  il est assis devant une « cabane » et me sourit. C’est dans ce pays de couleur que, dit-il, nous irons bientôt le rejoindre. Comment reconnaître quelques mois après, dans l’univers de boue où nous arrivons par une sombre journée d’hiver, le lieu tant rêvé de la photo? Nous sommes dans le bidonville de Champigny, les Portugais s’y massent par milliers, fuyant la guerre et la misère, avec chevillée au corps, cette hantise des émigrés, la faim de mieux gagner leur vie comme de devenir quelqu’un.

 […]

 

Maria do Céu Cunha – avril 2004

Dès mon arrivée à l’usine – Manuel MadeiraDès mon arrivée à l’usine – Manuel Madeira

Dès mon arrivée à l’usine, j’ai sombré dans un naufrage collectif. Je me suis noyé dans l’alcool ! Cette drogue douce est une arme redoutable pour anéantir à petit feu la sève de la vie qui à l’intérieur de chacun de nous alimente la fleur fragile de notre personnalité.

 

Mais par ailleurs, le vin était aussi la meilleure clé pour pénétrer dans cette communauté formée par le groupe d’ouvriers de l’atelier où j’ai atterri. Avant sa résignation définitive, il y a toute une longue prépara­tion durant laquelle le vin est un médicament, un baume précieux pour assister l’indi­vidu dans l’acceptation du deuil qu’il doit faire de sa propre vie; pour l’aider à renoncer aux rêves et aux aspi­rations qui bercèrent son adolescence quant à son avenir, où quant à l’aventure de son existence.

 

Lui faire oublier l’alternative de quitter cet univers qui s’est refermé sur lui et où l’ombre de la mort se profile déjà dans la répé­tition inlassable des gestes de son quotidien définitivement figé. Lui faire oublier l’alternative de  vaincre la peur de l’insécurité sociale que s’est cristallisée en lui comme résultat de tant d’années, que dis-je, tant de siècles d’oppression et de misère que l’histoire a inculqué au plus profond de l’inconscient collectif de sa classe et de renoncer à cette fausse illusion sécuritaire qui lui offre la société indus­trielle.

 

Mais ces chaînes invisibles sont plus puissantes, plus efficaces que toutes les polices! Sa révolte sera progressivement noyée dans ce rituel au vin rouge que me fait songer à un autre: bois! « Ceci est mon sang ».

[…]

 

Manuel Madeira

Le bruit intense des machines – Manuel MadeiraLe bruit intense des machines – Manuel Madeira

Le bruit intense des machines rendait difficile notre communication orale et il était devenu naturel que dans l’usine les gestes remplacent la parole. Parfois j’avais la vive impression d’être tombé dans un univers de sourds­-muets.

 

Marcel, avait aussi compris que j’étais étranger et que je ne parlais pas sa langue. Pourtant il mani­festait une réelle volonté de communiquer avec moi et multipliait les signes en ma direction de telle sorte que nous avions bientôt créé un grand nombre de figures codées qui nous autorisaient un bon niveau d’échanges. Mais quand il s’ap­procha pour me parler, en élevant la voix pour surmonter le vacarme apocalyptique des machines, je n’ai pas pu lui répondre car je ne comprenais pas ce qu’il souhaitait me dire.

 

A ce moment là, j’ai perçu l’autre mur qui nous séparait. Je l’ai cru très déçu car il ne pouvait sûrement s’empêcher de songer à l’impasse dans lequel débouchait notre amitié naissante. Cela a suffit, d’ailleurs, à ce que, instinc­tivement, je me retire dans mon espace intérieur.

 

Ma per­ception de la réalité fut considérablement affectée par ce handicap. Ne plus comprendre ce qui se disait autour de moi fut vécu comme une infirmité et le monde vu de cet enfermement­-là était devenu absurde. Alors que le langage perdait toute signification, les bruits, eux, libérés du sens prirent une grande acuité et atteignaient mon corps comme une énergie pure qui me rendait facilement irritable.

 

[ …]

Manuel Madeira

Quand j’ai débarqué dans l’atelier – Manuel MadeiraQuand j’ai débarqué dans l’atelier – Manuel Madeira

 

Quand j’ai débarqué dans l’atelier, j’ai fait la connais­sance de Marcel. Il travaillait sur une machine à proximité de celle qui me fut attribuée. Il m’observa durant une semaine avant de s’adresser à moi.

Il commença par me faire des signes simples avec des gestes précis. Commue, par exemple, les doigts de la main droite serrés à l’exception du pouce tendu vers le haut. Cela j’ai compris facilement. « Oui. Ca va bien ! » Répondais-je du même geste.

 Puis, quelques minutes avant que la sirène de l’usine ne sonne pour la pause de midi, il me faisait un autre geste qui m’indiquait qu’il fallait tirer sur la manette pour arrêter la machine. J’ai compris à ce moment-là qu’il ne fallait pas dépasser d’une seule minute; telle était la règle.

De l’autre côté, en effet, la rigueur était encore plus impla­cable: Quelques pointages retardées d’une minute  entraî­naient « une mise à pied ». J’ai appris ainsi que mon temps de vie était une marchandise très importante et que derrière tout ça il y avait d’autres enjeux encore plus graves que je mécon­naissais. Marcel me faisait pressentir cela en quelques gestes qu’il soulignait par son regard d’initiateur.

Souvenirs d’en France (préface) – Glória da SilvaRecordações de França (Prefácio) – Glória da Silva

Que nous reste-t-il de nos premières années vécues en France ? De ces années riches en événements où l’on emménage  dans une nouvelle vie ?*

La famille se réduit brusquement à un face à face parents enfants et on ne pleure pas les grands-parents qui meurent au loin. On sèche les larmes du « grand garçon », scolarisé dans une classe de petits. « Il faut d’abord apprendre le français », ça ne console pas un enfant. Les mères confient leurs petits à l’école maternelle – une belle nouveauté pour elles  – et se dépêchent d’apprendre à faire du vélo. On ne marche pas de la périphérie  au centre ville. D’ailleurs, on ne marche pas ailleurs non plus. Tout est loin. Et les automobiles qui passent sont toutes conduites par des inconnus. Je les revois zigzagant  sur leur engin, sur la route peu passante devant notre maison. Chaque jour plus sûres d’elles, saluant déjà leur autonomie retrouvée.

Beaucoup attendront les 18 ans du fils aîné pour acheter cash une automobile. On prendra en photo la Renault 18 bleu foncé. Le père prendra la pose en faisant semblant d’ouvrir la portière côté conducteur.

On ne photographie pas le manque. On photographie le moment fugace où l’on pense avoir concrétisé son rêve et atteint le bonheur. Comment photographier trois ans sans vacances ?

Aucune image possible des chuchotements perçus à travers la cloison où je devinais les discussions sur l’argent emprunté. Pas d’images. Que des émotions. C’est pour cette raison aussi que peu auront posé devant la chaîne de montage ou sur le chantier. Toute l’énergie  est vouée à l’oubli de celui ou de celle  que l’on était avant et à l’acquisition rapides des nouvelles tâches. Les femmes, elles, s’activent pour ne pas devenir ce qu’elles n’ont jamais été : femme au foyer. Et cherchent « des heures à faire », en rêvant de mieux.

Mais il y a  pléthore de photographies dans l’album de famille montrant de grandes tablées surchargées de plats portugais. Est-ce un dimanche ordinaire ? Un anniversaire ou la communion du petit ? Et ces photos se feront plus rares lorsque les parents auront de plus en plus de mal à retenir leurs grands adolescents à table, eux que la vie appelle au dehors, eux qui n’entretiennent pas de souvenirs.

 Glória da Silva – 23.05.05

Poésie entre deux rivesPoesia entre duas margens

L’association Mémoire Vive/Memória Viva est fière de vous présenter sa nouvelle rubrique qui interviendra tous les 15 jours dans la partie « Expression libre » du menu : « Poésie entre deux rives/Poesia entre duas margens ». Elle est animée par Dominique Stoenesco.

Immigrés économiques ou exilés politiques, les poètes portugais de France expriment, qu’ils soient populaires ou érudits, les sentiments et les messages propres de tous ceux qui vivent entre deux rives, entre deux mémoires. Leur voix poétique est l’écho des drames et des espérances de milliers d’hommes et de femmes partis à la recherche d’un avenir meilleur. Publiée initialement dans d’éphémères bulletins ou journaux associatifs, puis diffusée à travers les radios libres ou les radios locales, grâce au dur travail de quelques francs-tireurs agissant hors des circuits politiques et intellectuels reconnus, l’expression poétique portugaise en France tente de gagner une nouvelle “visibilité”. Dans la présente rubrique, tous les 15 jours environ, nous présenterons un de ces poètes, à travers une brève notice biographique et quelques poèmes.

Le premier article met en lumière la poésie d’António Topa.

La Porte de Mia CoutoA Porta de Mia Couto

Il était une fois une porte qui, au Mozambique, ouvrait vers le Mozambique. Tout près de la porte, il y avait un portier. Un indien mozambicain est arrivé et a demandé à passer. Le portier a entendu des voix disant :

–         Ne  lui ouvre pas ! Ces gens-là ont la manie de passer devant !

Et le portier ne lui a pas ouvert la porte. Est arrivé un métis mozambicain, voulant entrer. À nouveau, on a entendu des protestations :

–         Ne le laisse pas passer. Ceux-là ne sont pas la majorité !

Un blanc mozambicain est apparu et le portier a été assailli de protestations :

–         N’ouvrez pas. Ceux-là ne sont pas des gens de notre origine !

Et la porte est restée fermée. Un noir mozambicain est arrivé et a demandé à passer.  Et tout de suite se sont levées des protestations :

–         Celui-là est  du Sud . On en a marre de ces préférences  …

Et le portier lui a nié le passage.

Un  autre mozambicain de race noire est apparu, réclamant le passage :

–         Si vous laissez passer celui-là, nous allons t’accuser de tribalisme !

Le portier a gardé à nouveau la clé, ne consentant pas à la demande.

C’est alors qu’est apparu un étranger, donnant des ordres en anglais, avec  le portefeuille plein d’argent. Il a acheté la porte, a acheté le portier et mis la clé dans la poche.

Depuis lors, aucun autre mozambicain n’est passé par cette porte-là,  par où, à une époque passée, ouvrait du Mozambique vers le Mozambique.

* Cette expression a un lien avec une autre, datant des années 80, où il était question de définir le Mozambique comme le pays du «deixa-andar» (laisse-aller, laisse-passer). «Deixa» est devenu «Queixa» qui signifie plainte mas aussi n’importe quelle protestation

MIA COUTO, Esquisse de portrait par Albano Cordeiro

une voix du Mozambique

Mia Couto, écrivain, a toujours vécu au Mozambique. La mozambicanité l’imprègne. Dés sa jeunesse Mia a adhéré au combat d’idées et d’action pour la libération du pays de la domination coloniale.

Militant et intellectuel, il s’est engagé dans le militantisme au sein du parti gouvernemental. Il fut ainsi directeur de l’Agence d’Information du Mozambique (AIM), de la revue mozambicaine «Tempo» et du quotidien pro-gouvernemental «Noticias» de Maputo. Ce fut sa période d’activité journalistique qu’il quitte pour l’université (diplôme de biologiste) et pour  l’action pro-environnementale. Cette démarche a quelques fondements dans un désir d’avoir  l’indépendance dans ses jugements.

Mia Couto a produit plus d’une vingtaine d’œuvres littéraires et obtenu divers prix littéraires  internationaux dont le Prix Camões (2013), qui s’adresse  à la littérature lusophone.

MOZAMBIQUE – quelques repères

Les comportements sociaux sont étroitement liés à des idées «toutes faites» voire à des idéologies plus ou moins repérables.

Au  Mozambique, les «idées faites» comme les propos «anti-phrases faites» et les idéologies portent la trace du contexte des relations entre les diverses composantes de la population, pendant la période coloniale.

Après l’indépendance (1975), le rapport des individus et groupe au pouvoir – naturellement très centralisé et concentré – va changer. Mais en définitive, il reste le même. Qui – d’une manière ou d’une autre – peut être associé –par des indices réels ou imaginairement- au pouvoir en place, a le risque d’être considéré «des nôtres». Si, par contre, la personne ou le groupe, montre des indices jugés «contraires» des autres cités précédemment, sera pris –du moins spontanément- comme  «un-e qui n’est pas des nôtres». Voir comme quelqu’un-e dont  il faudra se méfier.

Parmi ceux qui spontanément sont pris comme étant «du côté du pouvoir», il y a, comme dans d’autres secteurs de la société, des différentes identifications avec ce pouvoir. Ainsi, certains mozambicains, ethniquement désignés, sont considérés – pour des raisons qui sont considérées valables par un grand nombre de mozambicains – comme les «artisans de la libération nationale». Ils proviennent de deux peuples du Mozambique : les Macondes, et les Xanganas. Les Macondes habitent la région du Nord, à la frontière avec la Tanzanie. C’est la région qui a le plus participé à la «guerre de libération». Ils sont, depuis l’indépendance,  particulièrement représentés dans les forces armées à divers échelons. Les Xanganas sont le principal peuple habitant la région Sud du Mozambique (entre le fleuve Save et la frontière sud avec l’Afrique du Sud) où se trouve la capital Maputo. Une région avancée, sur le point de vue d’implantations scolaires, et d’emploi qualifié. Sont originaires de cette région la plupart des leaders politiques qui ont construit le parti gouvernemental et en ont assumé divers postes de direction.

Cette situation expliquerait pourquoi d’autres peuples du Mozambique ont le sentiment d’avoir été «laissés pour compte». C’était parmi ces peuples, comme les Sena, les Ndau, les Macua, les Shona et autres, que le mouvement rebelle RENAMO (Resistance Nationale du Mozambique) a recruté pendant la guerre civile qui a duré une quinzaine d’années (1977- 1992). C’est à dire plus que la lutte contre le colonialisme portugais. Ceci étant, cela ne signifie pas que a RENAMO était l’interprète des revendications de ces peuples. La reconnaissance de leurs identités collectives était certes prise en compte ne serait-ce qu’à cause de leur engagement, mais celui-ci avait bien d’autres  objectifs, dépassant ceux des combattants eux-mêmes. A guerre civile pouvait également être vue comme la lutte de deux élites luttant pour avoir chacune sa part de pouvoir, dans la mesure où l’une d’entre elles une avait le sentiment d’en être écartée.

Ce texte a d’abord été publié dans le blog d’Albano Cordeiro.

O PAÍS DO QUEIXA-ANDAR

A Porta
Era uma vez uma porta que, em Moçambique, abria para Moçambique. Junto da porta havia um porteiro. Chegou um indiano moçambicano e pediu para passar. O porteiro escutou vozes dizendo: 
 Não abras! Essa gente tem mania que passa à frente!
E a porta não foi aberta. Chegou um mulato moçambicano, querendo entrar. De novo, se escutaram protestos:
– Não deixa entrar, esses não são a maioria. 
Apareceu um moçambicano branco e o porteiro foi assaltado por protestos: 
-Não abre! Esses não são originais!
 

E a porta não se abriu. Apareceu um negro moçambicano solicitando passagem. E logo surgiram protestos: 
– Esse aí é do Sul! Estamos cansados dessas preferências…
 

E o porteiro negou passagem. Apareceu outro moçambicano de raça negra, reclamando passagem: 
– Se você deixar passar esse aí, nós vamos-te acusar de tribalismo!
 

O porteiro voltou a guardar a chave, negando aceder o pedido. 
Foi então que surgiu um estrangeiro, mandando em inglês, com a carteira cheia de dinheiro. Comprou a porta, comprou o porteiro e meteu a chave no bolso. 
Depois, nunca mais nenhum moçambicano passou por aquela porta que, em tempos, se abria de Moçambique para Moçambique. 
 
Mia Couto

L’exode portugais par Cristina SemblanoO Exodo português

Cet article a été publié dans Libération. L’auteure, Cristina Semblano, nous a autorisé à le publier également sur notre blog. L’illustration est de Gui Castro Felga.

On était loin d’imaginer qu’une saignée équivalente à celle de la décennie 60, qui a vu le grand exode des Portugais vers l’Europe, pourrait se reproduire. Les chiffres forcément approximatifs pointent des flux semblables, voire supérieurs, à ceux de cette époque. C’est le cas de l’année 2012 où les sorties au rythme moyen de 10 000 par mois pour une population d’environ 10,5 millions d’habitants ont dépassé celles de l’année 1966.

Dans les années 60, les Portugais fuyaient la misère, la dictature et la guerre coloniale. Aujourd’hui, à cinquante années de distance et une révolution étant passée par là, que fuient-ils ces Portugais de tous âges, de toutes qualifications, qui partent seuls ou en famille, par milliers (1) ? Ils fuient le chômage, l’absence de perspectives, la promesse de misère ou de non-vie d’un pays soumis à la dictature de la troïka.

On sait que des flux importants atteignent d’autres pays sous l’empire direct ou indirect de la troïka, mais le Portugal est à coup sûr le seul où un gouvernement appelle de façon éhontée ses concitoyens à émigrer. Et qui se réjouit de la baisse toute relative du chômage que la débandade de cette population est en train de provoquer, la mettant sur le compte de la réussite d’une politique qui met le pays à sac et paupérise encore davantage la population de l’un des Etats les plus pauvres et les plus inégalitaires de l’UE.

L’émigration portugaise n’est pas un phénomène nouveau et elle était difficilement évitable dans un pays que l’entrée dans la zone euro a condamné à une quasi-stagnation économique. Mais elle est devenue plus importante après la crise, à la faveur d’un taux de chômage qui n’a cessé d’augmenter et se situe, pour les jeunes, sur la trajectoire des 40%.

Variable d’ajustement des budgets portugais de par la baisse des transferts sociaux qu’elle entraîne et l’augmentation de la rentrée de recettes dans le pays, l’émigration joue également un rôle de décompresseur social : il est en effet difficile d’imaginer que des explosions sociales plus vastes et/ou plus violentes n’auraient pas eu lieu en son absence.

Cette émigration de masse a des effets dévastateurs pour le pays, au-delà des drames humains, personnels et familiaux, qu’elle renferme. Elle accentue le vieillissement de la population portugaise qui, fruit de la vague migratoire des années 60, de la guerre coloniale et de taux de natalité parmi les plus bas d’Europe, est déjà l’une des plus vieillies du monde et de l’UE. Ce faisant, elle accentue la baisse de la natalité : en 2012, le Portugal a renoué avec les taux de la fin du XIXe siècle et sa population a diminué, sous le double effet d’un solde naturel et d’un solde migratoire négatifs. S’il devait se poursuivre, ce mouvement pourrait entraîner à terme et, comme l’a souligné le géographe portugais Jorge Malheiros, la disparition du pays.

Sur le plan économique, les conséquences de cet état de choses sont à terme calamiteuses, mais la première et la plus dramatique est celle qui consiste à priver le pays des forces vives qui en constituent la trame et en assurent la survie, ces forces vives dont le pays aurait cruellement besoin dans le cadre de la remise à plat de son modèle de développement, qui est, avec l’architecture institutionnelle dysfonctionnelle de l’euro, à la base de sa dépendance extérieure.

Ici on touche au cœur même de l’un des paradoxes de cette Europe, ayant englouti des pays aux degrés de développement disparates, qui fait qu’aujourd’hui ce sont les plus pauvres parmi eux qui assument les coûts de «production» (développement, éducation, formation) d’une main-d’œuvre «exportée» clé en main vers les pays plus riches du centre, grands destinataires des nouveaux migrants de l’Europe du Sud.

Ce phénomène, qui n’est pas nouveau, est particulier parce qu’il allie son caractère intra-européen massif à une composition de la main-d’œuvre où le poids de celle qualifiée est plus important que par le passé. Le coût de production de cette main-d’œuvre a été assuré en grande partie par le budget de l’Etat portugais, à la faveur de la révolution qui a vu naître un système de santé et une école publique accessibles à tous les citoyens.

Ce paradoxe, loin d’être un dégât collatéral, s’inscrit dans le processus de transfert d’accumulation en cours, du travail vers le capital et de la périphérie vers le centre. Aux conséquences dévastatrices pour le Portugal, ce phénomène, qui peut bénéficier les pays du centre, n’est pas sans provoquer des dégâts majeurs au niveau des salariés de ces pays, concurrencés par une main-d’œuvre qui travaillant moins cher, pour une qualification identique, voire supérieure, exerce une pression intolérable sur les salaires.

Les exemples ne manquent pas : enseignantes devenues concierges dans les beaux quartiers parisiens, diplômés de l’enseignement supérieur travaillant comme manœuvres dans le bâtiment, architectes et ingénieurs exerçant leur métier sous couvert d’autres qualifications avec des salaires de 20% à 30% inférieures à ceux de leurs homologues. Et que dire des travailleurs non qualifiés, qui constituent la grande masse des travailleurs exportés par le Portugal, aux salaires et situations de misère ?

Encore n’avons-nous pas parlé de ces travailleurs dits détachés qui sont légion dans le bâtiment : la «découverte» récente de soixante ouvriers portugais travaillant à 2,06 euros de l’heure en Belgique a même ému le Premier ministre belge qui a crié au dumping salarial, comme si ce dernier n’avait pas été rendu possible par les textes européens, dans lesquels l’harmonisation sociale est absente.

Les politiques de la troïka ont permis d’ouvrir grand la porte de cette immense braderie sociale qu’est devenue l’Europe où se pressent des milliers d’hommes et de femmes que le Portugal a expulsés de leur propre pays, tandis que dans le même temps il y attire les retraités aisés du centre, par des exemptions fiscales prometteuses de retraites dorées.

(1) On évalue à un demi-million le nombre de portugais ayant émigré après la crise.

CRISTINA SEMBLANO

Manuel Madeira – Chroniques d’immigrésManuel Madeira – Chroniques d’immigrés

Titre/Título: Chroniques d’Immigrés, Crónica de Emigrados

Origine/Origem : France (FR), Portugal (PT)

Année/Ano: 1980

Description matérielle/Descrição material: 16 mm, 130 mn, N/B (P/B)

Production/Produção: Yvette Tessaro

Distribution/Distribuição: L’Oeil Etranger

 Réalisation/Realização: Manuel Madeira

Scénario/Argumento:

Interprétation/Interpretação : Association/Associação Portugal Novo de Colombes

Sinopsis/Sinopse:

Les fleuves ont leurs sources et les arbres leurs racines”. Dans une zone de la banlieue de Paris à caractère urbain industriel, une communauté d’environ six cents travailleurs portugais immigrés crée une association qui a pour but de permettre à ce groupe social de s’exprimer et de s’affirmer. En parallèle avec l’organisation de leur présent, les immigrés élaborent également une réflexion sur leur passé de citoyens opprimés par un régime égoïste et despote qui les exclut violemment de leur patrimoine géographique et culturel. (Manuel Madeira)

suas nascentes e as árvores as suas raízes”. Numa das zonas urbanas e industriais que caracterizam os arredores de Paris, uma comunidade de cerca de seiscentos trabalhadores portugueses cria uma associação através da qual o grupo social se exprime e afirma. Paralelamente à organização do seu presente, os emigrantes elaboram igualmente uma reflexão em torno do seu passado de cidadãos oprimidos por um regime egoísta e déspota, que os excluiu violentamente do seu património geográfico e cultural. (Manuel Madeira).

Revue de presse