Par Artur Monteiro
Les déserteurs et insoumis de l’armée de Salazar
C’est en 1975 que les colonies sous domination portugaise se sont libérées et obtenues l’indépendance. Ce fût une des conséquences de la révolution des œillets du 25 avril 1974. Et si la chute d’une des plus vieilles dictatures de l’Europe est l’œuvre des «capitaines d’avril», qui se sont révoltés contre la guerre coloniale, la misère du peuple Portugais, obligé d’émigrer, et pour la démocratie, les déserteurs et insoumis de l’armée portugaise y ont aussi leur part.
C’est à partir de 1961 que la guerre s’est intensifiée et très vite des jeunes insoumis (partant clandestinement du pays avant d’être appelés -le service obligatoire était de quatre ans où, après les classes ils étaient envoyés en Guinée-Bissau, Angola, Mozambique…) ont préféré le chemin de l’émigration plutôt que celui du service militaire.
Beaucoup pour des raisons économiques, mais aussi un grand nombre par opposition à cette guerre où l’État Nouveau de Salazar avec la bénédiction de l’Église Catholique (dans une nouvelle croisade), voulait imposer son rôle civilisateur et perpétuer l’empire colonial. Le régime de Salazar «orgueilleusement seul » dans le concert des nations, affichait fièrement la «race portugaise» (fêtée le 10 juin).
Hommage aux déserteurs
Pour ces quarante ans de la fin de la guerre coloniale, l’Association Memoria Viva [http://www.memoria-viva.fr/category/actualite/] a décidé de rendre hommage aux 100.000 («L’armée portugaise évalue à 150 000 le nombre de jeunes s’étant soustrait au service militaire -sous toutes ses formes-»), réfractaires et déserteurs qui ont par leur décision et leur geste contribué à affaiblir l’armée de Salazar.
Le nombre d’insoumis, bien plus élevé que celui des déserteurs, signifie aisément l’opposition de la population à la guerre et aux conséquences de cette mobilisation exceptionnelle imposée par le pouvoir. Peut-être pour sauver leur peau mais aussi pour fuir un avenir qui ne leur appartenait pas. Avant le déclenchement de la lutte de libération en Angola, le gouvernement de Salazar avait été confronté à la volonté du gouvernement Indien d’annexer dans son territoire les enclaves de Goa, Damâo et Diu, sous domination portugaise depuis 1510.
L’année 1961 marque donc le début des combats en Angola et la perte du pouvoir colonial sur l’Inde dite portugaise. Dans les années 60, les modalités de la désertion, acte davantage politique que celui des réfractaires (partis avant l’affectation), faisaient débat parmi les militants engagés, essentiellement ceux qui étaient membres ou proches du Parti Communiste Portugais, organisés dans la clandestinité.
Pour les dirigeants du Parti, les jeunes ne devaient pas déserter, au contraire, rester pour y mener la lutte clandestine à l’intérieur de l’armée. Cette position était controversée et Alvaro Morna, déserteur, réfugié en France, journaliste à RFI, avait bien décrit cette dualité, dans son livre «O caminho da Liberdade» (éd Gradiva), déjà traduit qui sortira bientôt en France. Pour beaucoup de jeunes engagés s’exprimait ainsi une certaine ambivalence, désertion politique de l’armée coloniale mais aussi désertion de la lutte à l’intérieur du pays contre le régime de Salazar.
Le réseau d’Alger
Les déserteurs, partaient du Portugal, notamment du Fort de Penamacor, une caserne disciplinaire, où était rassemblés des prisonniers de droit commun mais aussi des jeunes ayant été arrêtés ou poursuivis par la police politique (PIDE). Soit qu’ils traversaient l’Espagne dans des filières de passeurs qui fleurissaient à l’époque, soit que l’aventure les amenait jusqu’en Afrique du Nord, à partir de la province d’Algarve, à destination du Maroc ou de l’Algérie.
Sur le terrain des opérations, notamment en Guinée-Bissau, bon nombre de déserteurs ont bénéficié du soutien logistique de la voisine Guinée-Conakry, de Sékou Touré, indépendante depuis 1958. Les mouvements de Libération, PAIGC (Guinée-Bissau),MPLA (Angola) FRELIMO (Mozambique) ont à leur tour apporté leur aide, malgré les conditions de lutte très difficiles face à une armée sanguinaire (pas plus que les autres, mais avec le comportement d’une armée d’occupation et raciste).
Entre autres, on peut souligner un réseau de soutien qui passait alors par Alger, où une base contre la dictature de Salazar développait une importante activité. Autour de quelques figures historiques comme le poète Manuel Alegre ou le journaliste Piteira Santos, la Radio « Voz da Liberdade » (voix de la liberté), clandestine, très écoutée au Portugal, environ une demi-heure par jour, a permis d’informer et d’organiser des réseaux de soutien.
Les comités de soutien
En France les associations d’émigrés deviennent de véritables services d’accueil, d’accompagnement social et professionnel. Les partis politiques, notamment le PSU, à travers quelques personnalités ont beaucoup soutenu la création de ces réseaux. Le PCF suivait la position du parti frère du Portugal et, on note surtout des soutiens à la faveur de rencontres ou de noyaux plus ou moins officieux.
C’est ainsi, que je peux témoigner de l’aide de Henri Charpentier, médecin au dispensaire du journal L’Humanité (alors Bd Poissonnière à Paris) qui a accueilli des jeunes portugais déserteurs et insoumis, surtout entre 1966 et 1970, les aidant en termes de soins mais aussi facilitant des contacts, même si ce n’était pas tout à fait la ligne du Parti. Plusieurs comités ont vu le jour, souvent à l’initiative d’anciens résistants, comme Marcel Moiroud.
Le Comité de Soutien aux déserteurs portugais a également bénéficié de l’engagement dePierre Sorlin, qui a donné son nom pour la légalisation du comité, à une période où le ministre de l’intérieur, Raymond Marcelin, était particulièrement répressif envers les militants de gauche et d’extrême-gauche.
La presse portugaise pour l’émigration comme O Salto, Jornal Português, (et beaucoup d’autres, notamment dans la mouvance des groupes politiques d’alors) se référait en permanence à la guerre coloniale et à toute solidarité envers les peuples en lutte pour leur indépendance et les jeunes qui refusaient de participer à la guerre.
Des journaux plus engagés comme O Alarme, souvent ronéotypés, appelaient à la désertion voire une «désertion révolutionnaire» avec son arme, pour « affaiblir l’armée de la bourgeoisie » mais aussi dans la perspective d’une «lutte contre le fascisme portugais les armes à la main» (in luta, bulletin du comité de apoio).
Tout ceci peut paraître ‘abscons’, tellement ces réalités sont aujourd’hui distantes et incompréhensibles. Il est important de situer dans le contexte de l’époque, d’une part la dictature quoique vieillissante, la plus ancrée en Europe, des luttes importantes de libération en Amérique Latine, la Tricontinentale de François Maspero, le conflit sino-soviétique pour une « croyance révolutionnaire » rigoureuse dans la vertu idéologique, nourrissaient aussi les divergences et les engagements dans la communauté politique portugaise. Son ambition, et sa mission, était de mobiliser les milliers de migrants économiques portugais en France (mais aussi au Luxembourg, en Belgique, en Suisse…)
La Cimade
Moins politique -partisan- mais fort important c’est l’engagement de la Cimade auprès des jeunes migrants portugais des années 60. Sans distinction, un soutien était apporté aux premiers réfugiés des colonies portugaises mais aussi, à cette époque, aux opposants à l’occupation de la République Dominicaine par les américains en 1965. Également des Haïtiens, victimes du dictateur Duvalier.
C’est ainsi que j’ai rencontré au Foyer d’hébergement à Massy (Essonne) les premiers exilés de l’Amérique Latine dont quelques brésiliens suite au coup d’État militaire en 1964. A son bureau de la Cimade, rue de Grenelle, dans le septième à Paris, une femme va jouer un rôle très important dans le soutien à cette jeune immigration, en partie constituée d’étudiants, mais aussi jeunes ouvriers et employés, devenus exilés politiques ou opposants à la guerre.
Hélène Scob a mené un travail remarquable, dans le respect des convictions tout en percevant les différentes sensibilités et les engagements de ces nouveaux venus. A l’époque une carte de travail venait dans la suite du récépissé de la police et Madame Scob a beaucoup orienté, notamment vers la Régie Renault (ce fût mon cas). En quelque sorte des « établis » avant l’heure, qui militaient en usine, avec ce passage pour régulariser la situation administrative bien plus accessible à ce moment là.
L’hommage de Mémoria Viva/Mémoire Vive, me semble une initiative opportune pour susciter des études approfondis sur cette frange importante de l’immigration portugaise. Une documentation volumineuse existe sur ce mouvement qui, à sa façon, à participé à l’avènement du 25 avril.
Un militant qui a beaucoup œuvré à cette période, dès le début des années 60, Vasco Martins (qui a été notamment professeur-formateur à Renault) a déposé, avec d’autres de ses camarades, un nombre important de journaux et de récits sur les luttes politiques des migrants Portugais, avant et après le 25 avril. C’est à la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine), située sur le campus de l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense, que beaucoup de documents peuvent être consultés.
«Povo unido dentro e fora do pais»
L’histoire des deuxième et troisième générations de Portugais en France est, pour beaucoup, liée à ces anciens insoumis ou réfractaires à la guerre coloniale. Un sujet vraisemblablement peu abordé en famille, même s’il est fondateur dans leur installation en France. Cette transmission familiale me paraît essentielle pour mieux comprendre où nous nous situons aujourd’hui.
Ces liens ont aussi à voir avec une certaine population africaine que nous côtoyons aujourd’hui ou les «retornados» qui sont revenus au Portugal il y a précisément quarante ans, en 1975. Une façon singulière de commémorer le 25 avril, en donnant à connaître le récit de ceux qui, en quittant le pays, avaient à leur manière, apporté leur part au mouvement qui a déclenché la chute de la dictature.
«Unido dentro e fora do pais»
(ensemble à l’intérieur et à l’extérieur du pays) était le slogan du MFA (mouvement des forces armées du 25 avril), cela reste une reconnaissance du chemin parcouru par ce peuple.
Cet article a été publié sur le blog d’Autur Monteiro sur Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/blog/arthur-porto/220415/la-revolution-des-oeillets-et-les-deserteurs-davant